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mot clé «photographe»
Les grands classiques

À l’occasion de l’exposition Philippe Halsman au Musée de l’Élysée, je « remonte » ce billet datant du 29 août 2009. L’exposition a lieu du 29 janvier au 11 mai 2014. Elle sera au Musée du jeu de Paume de Paris l’année prochaine, puis à Rotterdam, Madrid, Barcelone…

La plupart des liens d’origine sont cassés - ce qui en dit long sur la pérennité des sites internet ! - et je n’ai pu en remplacer que deux.


En 1948, au lendemain d’une guerre qui a vu l’émergence de l’ère atomique, Philippe Halsmann et Salvador Dali sont impressionnés par les « nouvelles » lois de la physique. Leur imaginaire est excité par les hypothèses les plus prodigieuses de la science. On parle d’antigravitation, d’antimatière... Ils essaient de visualiser ces folles perspectives : tout doit être en suspension, comme dans un atome ! Ils travaillent ensemble à l’élaboration de divers concepts avec des objets en lévitation. Dali, de son côté, poursuit la réalisation de Leda Atomica, une toile que l’on voit (non achevée) à la droite de la photo et dans laquelle presque tous les éléments sont aussi en lévitation. Ce n’est, bien sûr, pas la seule caractéristique de ce tableau, mais c’est celle qui nous intéresse ici. (Lien cassé. Voir ici pour un texte et là pour une image)

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Influencés par la célèbre photo de Harold Edgerton montrant, en instantané, des gouttes de lait en suspension (lien remplacé), ils pensent d’abord réaliser leur image en utilisant du lait. Mais ils choisissent de le faire avec de l’eau pour ne pas choquer les Européens qui sortent d’une dure époque de privations. (Chaque époque a ses tabous. Aujourd’hui, la provocation étant devenue un mode de promotion très recherché, on n’aurait sans doute pas hésité.) La séance de prises de vues a fait les beaux jours des collectionneurs d’anecdotes. La chaise de gauche est tenue en l’air par l’épouse de Halsman. On compte jusqu’à trois : les assistants lancent 3 chats et un seau d’eau. À quatre, Dali saute en l’air et Halsmann déclenche. Pendant que tout le monde récure le sol et console les chats, le photographe développe le film pour voir le résultat. Au bout de 6 heures et 28 essais, la photo est bonne ! Très vite elle parait sur une double page de Life et fait sensation.
En réalisant par la photo, un concept qui aurait tout aussi bien pu être peint (par un virtuose comme Dali !), c’est un peu le réalisme qui s’invite à la table du surréalisme ;-) Mais c’est justement cela qui fait la force de cette oeuvre. On joue avec notre perception de la matérialité en nous montrant des faits extraordinaires traités comme des situations avérées. Et je ne peux m’empêcher de me demander si aujourd’hui on aurait procédé de même pour réaliser cette image...? Quel photographe se donnerait tant de mal pour un résultat aussi aléatoire ? Alors qu’en assemblant différentes prises de vues, on obtiendrait un résultat tout aussi bon, avec de meilleures chances de succès. D’ailleurs, la première fois que j’ai vu cette photo (c’était bien avant Photoshop), je n’arrivais pas à croire qu’elle était le résultat d’une seule prise de vue, sans montage. J’entends d’ici, hurler les puristes, pensant que la photo est comme un jeu de tir à l’arc et qu’il suffit de déclencher au bon moment pour saisir « l’instant magique » et produire une bonne image.
Tout en ruminant mes considérations un peu malveillantes, j’ai été attiré par quelques détails troublants... Dali est devant un chevalet de peintre. Il y a une toile sur le chevalet (encadrée : drôle de façon de peindre !). Si on examine l’ombre située au-dessous, on voit bien celle de Dali qui se confond avec celle du pied du chevalet. Mais on voit aussi très clairement, à la place de la toile, un cadre vide, au travers duquel passe la lumière. On distingue même le montant central du chevalet, sur lequel vient normalement s’appuyer la toile en chantier. On devine aussi ce montant derrière le rideau d’eau. Alors... la toile a-t-elle été ajoutée après coup ? A la recherche des conditions de copyright de cette image sur le site de la Library of Congress, je suis tombé sur la photo originale... que je vous laisse découvrir pour jouer au jeu des 7 erreurs.

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Philippe Halsman est né en 1906 à Riga (Lettonie). Il fut d’abord ingénieur électricien. En 1931, il s’installe à Paris et devient photographe. Ses premières photos paraissent dans Vogue. Il devient un portraitiste à la renommée grandissante. Au moment de la guerre, il obtient un visa pour les États-Unis et s’installe à New York. Il réalisa 101 photos de couverture pour Life et bien d’autres encore pour Look, Paris-Match ou Stern. Ses portraits d’Einstein, de Groucho Marx, de John F. Kennedy, de Winston Churchill, de Marilyn Monroe et de bien d’autres célébrités sont dans toutes les mémoires. Après ses expériences avec Dali, il devint aussi un spécialiste de « jumpology », sport qui consistait à demander aux personnes photographiées de sauter en l’air. Selon lui, cela faisait « tomber le masque et révélait la personne » (trad. libre).
Pour rédiger ce billet, je me suis inspiré, en plus des liens accessibles directement depuis le texte, des sources suivantes :
- Philippe Halsman : Dali Atomicus - by : Brandon Luhring (Lien cassé)
- When He Said "Jump..." - Philippe Halsman defied gravitas (Lien cassé) - by Owen Edwards (à voir : un petit diaporama avec des photos de Jump)
- Dossier réalisé pour l’exposition rétrospective de Philippe Halsman par la National Portrait Gallery (plusieurs pages, dont une galerie de photos)

Béat Brüsch, le 29 janvier 2014 à 23.15 h
Rubrique: Les grands classiques
Mots-clés: photographe , retouche
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Depuis le temps que je n’ai plus rien écrit sur ce blogue, le monde des images continue sa ronde. Il y a eu, par exemple, les résultats du World Press Photo dont la presse et quelques blogues ont rendu compte sans que j’y apporte mon grain de sel. Les Prix suisses pour la photographie de presse ont, quant à eux, été décernés le 27 avril. C’est plus petit, plus intime, il y a moins à regarder, mais on y trouve aussi quelques perles.

Le « Swiss Press Photographer of the Year » de l’année est Mark Henley pour sa série « Bank On Us ». Suite à plusieurs « affaires », on parle beaucoup, en Suisse, des banques, de leurs secrets et de pratiques plus que douteuses. Il n’est donc pas très étonnant que l’on retrouve ce sujet parmi les travaux soumis. Le thème est difficile à imager et il n’est pas simple d’éviter les clichés. Les photographies noir/blanc de Mark Henley proposent une approche qui se démarque immédiatement des vues bien lustrées de l’univers bancaire. Le choix d’images présentées sur le site du « Swiss Press Award » nous indique clairement qu’elles se situent dans le registre illustratif. La chose est soulignée par le fait qu’on ne nous fournit même pas les légendes. Pour les photographies de personnes, une indication minimale avec les noms et fonctions des protagonistes serait pourtant bien utile, car tout le monde ne reconnaitra pas forcément les « huiles » du milieu, que l’on a ainsi portraiturées. Cela enlève un peu de sel à la présentation.

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© Mark Henley - Le petit format de cette reproduction ne permet pas de bien voir la pluie battante.

La photo du banquier courant sous la pluie constitue une bien jolie métaphore. Elle évoque irrésistiblement d’autres images, célèbres (mais il n’y a pas l’échelle ;-) Et qui nous dit qu’il s’agit bien d’un banquier et pas d’un commis voyageur ou d’un amoureux en retard à un rendez-vous galant ? Ah oui, c’est à la Paradeplatz. [1] Illustration que tout cela ! Allons-y pour un valeureux banquier qui « se mouille » pour ses clients. À moins qu’il ne coure se mettre bien à l’abri du ciel qui lui tombe sur la tête ?

Les oeuvres primées sont à voir ici, sur le site du « Swiss Press Award ». Ne manquez pas de consulter aussi les images non retenues en cliquant sur Toutes les images envoyées. Intéressant. On pourra se demander pourquoi l’image du monsieur qui trimbale deux attachés-cases n’a pas été primée. Est-ce qu’elle fait trop cliché ? Ou bien, le fait de donner à voir une photo de valises procure une « véridicité » insoutenable pour qui continue à défendre la pureté du secret bancaire ?

La visite du site de Mark Henley nous permet de dépasser la vue (forcément) sommaire des quelques photographies présentées pour le concours. On peut y voir, dans un diaporama, les 80 photos de cette série. Et là, c’est une tout autre histoire qui s’offre à nous. La vie des gens qui travaillent avec l’argent y prend un relief particulier. Le noir/blanc jette une lumière crue sur des personnages d’ordinaire discrets et effacés. Il semble même que l’absence de couleurs nous aide à mieux voir les zones d’ombre, un peu comme dans les films noirs où la suspicion s’installe dans chaque anfractuosité. Mark Henley est britannique, il a vécu ailleurs dans le monde et s’est posé en Suisse depuis quelques années. Par son regard neuf, mieux que de nous montrer d’hypothétiques coffres-forts, il nous fait voir le train-train grotesque des gnomes [2] qui s’agitent autour de la Paradeplatz. Derrière les masques lugubres, on distingue un triste folklore qui prend le pas sur la légendaire image de probité des banques.

Comme pour pratiquement toutes les images illustratives, celles-ci restent à la surface des choses. Elles ne donnent pas la dimension réelle de ce qui préside à leur matérialisation. Elles ne nous donnent aucune indication sur la somme de spoliations qui (a) fait le succès du secret bancaire. Elles ne fournissent aucune donnée sur le monde de la finance, qui pour la majorité d’entre nous, reste totalement opaque. Les faits visuels qui sont relatés sont « pauvres » d’un point de vue strictement informatif. Mais les images sont des espèces de balises auxquelles notre cerveau s’accroche pour construire une réflexion, pour l’infléchir, pour « se rappeler »... La tonalité de ces images, en rupture avec la vision bien policée habituelle, correspond à une évolution de l’attitude générale envers le milieu des banques et de la finance. Le succès de ces images atteste que certains tabous sont tombés.

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© Mark Henley

Les communiqués de presse en Suisse nous disent que les photos de la série « Bank On Us » ont été publiées par L’Hebdo et par Swissinfo. En parcourant le blog de Mark Henley on peut constater que de nombreuses publications suisses et étrangères l’avaient déjà fait avant la remise du prix (Bloomberg Businessweek, The Independent, The Atlantic, La Republica, Das Magazin (NZZ), etc). On peut donc dire que « nul n’est prophète en son pays », fût-il d’adoption ;-) Ici ou là on retrouve aussi les photos de « Bank On Us » en couleurs. La série a donc été construite et les photos retravaillées pour composer un ensemble stylistiquement cohérent. Pour être complets, nous dirons encore que les photos de « Bank On Us » sont dûment légendées sur le site de Mark Henley.

Lors de la manifestation de remise des prix, le « Swiss Press Photo Lifetime Achievement Award » [3] a été attribué au photographe suisse Robert Frank pour l’ensemble de son oeuvre. Le célèbre auteur de « Les Américains » a fait le voyage depuis New York où il réside pour recevoir son prix. Dans Le Temps, on peut lire une interview réalisée à cette occasion.

Il y a bien sûr d’autres photographes primés, qu’ils m’excusent si je ne m’étends pas sur leur travail ;-) Leurs images sont également à voir sur le site du « Swiss Press Award ». Nous apprenons que Mark Henley vient de recevoir le premier prix, dans la catégorie Photographie rédactionnelle, du « Swiss Photo Award – ewz.selection », un des prix photo les plus renommés du pays et aussi un des mieux dotés.

Notes:

[1] La Paradeplatz est une place centrale du quartier des affaires de Zürich autour de laquelle on trouve le siège des plus grandes banques suisses. Elle n’a aucun charme particulier, car son centre est occupé par une importante station de tramway. C’est aussi là que se situe l’hôtel le plus cher pour ceux qui jouent au Monopoly en version suisse. (Quelques photographies proviennent aussi du quartier des banques de Genève.)

[2] En 1964, le ministre britannique Harold Wilson a apostrophé la finance internationale en s’adressant aux « gnomes de Zürich ». Dans les traditions d’Europe du Nord, les gnomes sont des nains, laids et malins qui cachent de fabuleux trésors dans des grottes au fond de la terre.

[3] De plus en plus de manifestations nationales, surtout si elles sont pilotées depuis Zürich, arborent des titres ronflants en anglais. Veut-on par là imposer une langue véhiculaire à ce petit pays qui compte déjà 4 langues nationales ? S’agit-il d’un effet de la mondialisation ou d’une nouvelle manifestation de la grandiloquence zurichoise ?

Béat Brüsch, le 18 mai 2012 à 12.05 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: illustration , photographe , presse
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Le musée de l’Élysée consacre toutes ses salles à l’exposition de photographies de Hans Steiner (1907-1962). Hans Steiner est un photographe suisse dont on se demande pourquoi il a été si longtemps méconnu. Sa (re)découverte est un enchantement. La Suisse des années 30 à 60 a certes été documentée par de grands photographes tels que Hans Staub, Paul Senn ou même Gothard Schuh, mais aucun d’eux ne l’a fait d’une manière aussi profonde, originale, passionnée et surtout aussi diversifiée que Hans Steiner. En tant que photographe indépendant il travaille à la commande pour des magazines, mais aussi pour des publications promotionnelles tant gouvernementales qu’industrielles. Il n’est donc pas un photoreporter dans le sens puriste qu’on prête habituelement à cette qualité. Mais, quel que soit le registre dans lequel il oeuvre, son enthousiasme et son optimisme nous en disent beaucoup sur une vision moderniste à laquelle nous ne sommes pas habitués s’agissant de son temps. Même en reportage il recherche toujours une approche, un cadrage, un angle qui soient formellement innovants, mais avec une sincérité qui sert sa quête de sens permanente. Peut-être que cette approche subjective le situe déjà dans notre modernité...

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Piscine KaWeDe, Berne, 1935-1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Dans un des textes du livre publié parallèlement à l’exposition [1], Jean-Christophe Blaser et Daniel Girardin, les deux curateurs de l’exposition, nous expliquent pourquoi les photographies de Steiner ne pouvaient pas être « visibles » avant l’époque actuelle. Comme les autres grands photoreporters de son temps, Hans Steiner s’intéressait bien aux problèmes de société (monde du travail, paysannerie, pénurie, chômage, etc) mais son optimisme et sa curiosité le portaient aussi à poser son regard vers les loisirs, le sport, les débuts de la société de consommation, le rôle des femmes, ainsi qu’à documenter la vie privée. Cela le distingue nettement des photographes de presse de son époque, tous très engagés socialement. Pour l’historien de la photographie d’il y a 20 ans, cela n’entrait tout simplement pas dans les schémas du photojournalisme. Depuis, l’histoire de la photographie nous a appris à reconnaitre d’autres valeurs que celle de « l’instant décisif » en prêtant des qualités à des images plus « fabriquées ». Comme l’expriment bien les deux auteurs : « (aujourd’hui) ... La photographie se conçoit moins comme quelque chose que l’on ‹prend› que comme quelque chose que l’on ‹fait ».

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Le premier escalier roulant à Berne, grand magasin Loeb, 1957
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette image est emblématique des questions qui se posent quant à la réception passée et actuelle des images de Steiner. La photographie a paru dans un publireportage du supplément dominical de la Neue Berner Zeitung. Ce contexte de publication ne lève pas les ambiguïtés que d’aucuns pourront noter quant à la « pureté » de la démarche de Hans Steiner. Pourtant, je trouve que ces limitations restent ici secondaires, tant elles sont transcendées par la vision d’une célébration moderniste du progrès technique et d’une société de consommation naissante. Ici, l’existence et la qualité de cette vision m’importent bien plus que son contexte.


Hans Steiner exerce d’abord le métier d’employé de commerce et se voue à la photographie dans ses loisirs. Aux Grisons, il se retrouve rapidement au service d’un photographe paysagiste et portraitiste qui lui enseignera toute sa science. Quelques emplois plus tard, en 1933, il commence à publier des reportages dans des magazines alors qu’il est encore associé à un autre photographe. Il est de retour à Berne, sa ville natale qu’il ne quittera plus. Dès 1935 il est indépendant et réalise plusieurs dizaines de reportages par année pour la presse illustrée. Son activité de reporter culmine en 1939 avec plus de 120 reportages publiés dans différents magazines. Dans les années de guerre, il est mobilisé en service actif et publie peu de reportages. Il s’est intéressé à l’armée déjà bien avant la guerre. Le portrait officiel du général Guisan, bien connu des Suisses, est de lui. Après son service actif, il réalise plusieurs reportages sur l’armée et bon nombre de ses images sont censurées par le haut commandement de l’armée. [2] Après-guerre, son activité de photoreporter reste modeste, mais sans disparaitre complètement. Il se consacre d’autant plus à ses activités en studio (portraits) et réalise de nombreuses commandes, en studio ou à l’extérieur, pour des entreprises industrielles ou artisanales. Contrairement à l’usage chez les photojournalistes, Hans Steiner dispose depuis 1935 d’un atelier de photographie, une vraie petite entreprise. Dans les périodes où il réalisait beaucoup de reportages, il pouvait se fier à son personnel. Ceux qui l’ont connu le définissent comme un personnage ouvert et chaleureux. Plusieurs de ses employés et apprentis deviendront à leur tour des photographes recherchés.

L’étendue du champ d’action de Hans Steiner était très vaste. Il a pratiquement tout photographié : il était de toutes les fêtes et commémorations, sur le terrain de tous les sports. L’armée, la famille, les enfants, les femmes, sont des sujets sociétaux qu’il soignait particulièrement. Les prouesses industrielles et techniques tout comme les paysages et la nature furent pour lui une source d’émerveillement. Il était un alpiniste chevronné et un skieur hors pair. Il a évidemment photographié cela. Il gagna une grande renommée lorsqu’il documenta plusieurs années de suite (1935 - 1938) les ascensions dramatiques puis la première victoire de la paroi nord de l’Eiger.

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Match de football, stade du Wankdorf, Berne, vers 1935
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette photographie me fait sourire et m’interroge. Allait-on vraiment dans cette tenue aux matches de foot ? Le photographe a-t-il vraiment rencontré ces deux élégants personnages au stade et leur a-t-il alors fait prendre la pose ? S’agit-il peut-être de VIP ? A-t-il engagé des mannequins pour cette image, mais alors pourquoi ne pas mieux montrer le cadre du stade ? (Le stade du Wankdorf à Berne était le théâtre des grandes finales et des matches internationaux.)


Très tôt, il a commencé à classer ses archives d’une manière très précise en les rangeant par thèmes. Dès les années 50, plusieurs collaborateurs étaient chargés de les tenir à jour afin qu’elles servent de catalogue dans lequel les éditeurs venaient choisir des photos d’archives pour toutes sortes de publications. Aujourd’hui on appellerait cela une banque d’images ! Les photos étaient sélectionnées et tirées sur papier par contact, puis collées sur des feuilles spéciales, numérotées et proprement répertoriées par thèmes. La plupart du temps il n’y avait pas de distinction claire entre les photographies provenant de reportages pour la presse, de mandats privés ou encore d’images personnelles. L’ensemble était parfait pour une exploitation en qualité de banque d’images, mais il ne fait pas du tout le beurre des historiens et chercheurs. Et pour cause, les images ne sont pas munies d’indications contextuelles et n’ont pas de dates !

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Clic pour voir plus grand

© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Quand le musée de l’Élysée a acquis le fonds Hans Steiner, en 1989, il s’est retrouvé à la tête de 100’000 photographies, à inventorier, conserver, restaurer, numériser, bref, à valoriser. Les planches de contact - qui n’en sont pas vraiment puisqu’il s’agit de sélections et regroupements - ont posé de gros problèmes. Pour s’y retrouver, il a fallu consulter les archives des nombreux magazines de Suisse allemande pour lesquels il avait travaillé. Cependant, au-delà des difficultés de datation, ces planches nous en disent tout de même beaucoup sur la personnalité de Steiner. Elles nous racontent l’histoire telle que le photographe l’a voulue et qui n’est souvent pas la même que celle qu’en ont tirée les magazines.

Face à l’ampleur de la tâche le Musée de l’Élysée a engagé des collaborations avec l’Université de Lausanne, l’Institut suisse pour la conservation de la photographie et le Büro für Fotogeschichte de Berne ainsi que des partenariats avec de nombreuses autres institutions. Comme on « tenait » un grand photographe national pour la reconnaissance duquel tout était à faire, des financements publics et privés ont été possibles.

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Formation des guides de montagne, Club alpin suisse1937-1938
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

La faculté des lettres de l’université de Lausanne (Unil) a consacré un cours-séminaire (semestre d’été de l’année universitaire 2006-2007) au fonds Steiner. Un site internet très fourni est consacré aux travaux réalisés à cette occasion et à d’autres, dont certains sont encore en cours. On peut ainsi accéder à la base de données des planches de contact évoquées plus haut. On y trouve des contributions d’étudiants sous forme de pdf, des diaporamas et des vidéos. Des dossiers thématiques et des vidéos sont à voir également sur ce site de l’Unil.
Il faut signaler en particulier un film vidéo composé d’un diaporama commenté et sonorisé (Réal. Daniel Girardin et David Monti - 1/2 h) qu’on peut aussi se procurer sous forme de DVD. Au-delà de l’oeuvre de Steiner, ce film est un véritable petit traité de suissitude, avec ses petits bonheurs éclatant comme des bulles au milieu des pesanteurs du temps. (La petite musique nostalgique et insistante des compères Francioli-Bourquin n’est pas étrangère à l’empathie qui s’en dégage.) Accès direct en streaming ici.

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Jeune Suissesse, vers 1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Hans Steiner s’est peu exprimé sur son esthétique et sur ce qui le motivait dans la réalisation de ses images. Sa formation autodidacte le rendait probablement mal à l’aise pour théoriser sur le sujet. Dans ses meilleures photographies, du moins dans celles qui nous parlent le plus aujourd’hui, on perçoit cette volonté de réaliser l’image parfaite, maitrisée, qui dit clairement ce qu’elle a à dire. Comme une évidence. On peut aisément imaginer qu’un autodidacte doive en faire plus pour prouver sa valeur, c’est peut-être pourquoi il avait de hautes exigences. Peut-être que la pratique de la publicité, encore bien naïve et presque familière à l’époque, lui a donné le sens du « petit truc » visuel qui fait qu’une photographie sera regardée avec le sentiment, pour le spectateur, qu’il a compris quelque chose. (Il faut voir à ce sujet, dans l’exposition, le publireportage qu’il a réalisé pour la voiture Opel Olympia.)
En matière de cadrage et de hauteur de vue, l’usage d’un Rolleiflex n’est pas sans influence. La visée ne se fait pas à hauteur d’oeil. Elle se fait sur le dépoli de l’appareil qu’on tient à hauteur de poitrine ou sur le ventre. Comme le notent Philippe Kaenel et François Valotton : [3] « Le Rolleiflex favorise les cadrages pensés et son format carré induit une découpe spatiale, c’est à dire une relation formelle ou formalisée au monde explorée par Steiner avec une grande maitrise ... » [4] On peut remarquer que, du moins dans les publications livresques auxquelles il a participé, ses images étaient publiées au format carré. Le fait était-il courant dans l’édition ? Je n’ai pas vérifié, mais il est intéressant de relever qu’il n’y avait rien à retrancher à ces photos.
Il semble que Hans Steiner ne s’est jamais pris pour un artiste. De son vivant, il n’a pas organisé d’expositions de ses photographies et, jusqu’à ce jour, il n’y avait pas de monographie à son sujet. Il a pourtant été un photographe reconnu et recherché à l’époque où ses reportages étaient nombreux (années 30) et on explique mal, aujourd’hui, la relative désaffection qu’il a subie plus tard de la part de la presse. Times are changing ?

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Orphelin belge en Suisse, 1945
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

L’enfance tient une place particulière dans l’oeuvre de Hans Steiner. À la fin de la guerre, il réalise un reportage sur l’arrivée de centaines d’enfants orphelins victimes de la guerre. [5] Ses archives révèlent 180 photos sur le sujet, documentant tous les aspects factuels de ce triste évènement, y compris les séances de désinfection. La Schweizer Illustrierte Zeitung n’en publie qu’une dizaine de portraits attendrissants. Une courte vidéo montre bien les conditions de cet accueil et les ambiguïtés de la politique réactionnaire des autorités. Après, on peut se demander si les photographes et la presse ont été instrumentalisés pour faire de la propagande sur les activités humanitaires du gouvernement.


En 1956 il prend fait et cause pour la sauvegarde d’un vallon alpin menacé d’être anéanti par un projet hydro-électrique. Il publie dans Die Woche un reportage montrant les technocrates citadins inspectant les lieux en les confrontant aux autochtones dans leur environnement naturel idyllique. Le reportage met tant en émoi la population suisse que le gouvernement devra renoncer. (Mentionnons que les promoteurs du projet hydro-électrique étaient de bons clients de Steiner et qu’il avait réalisé de nombreuses photographies pour leur compte. Comme quoi, il avait un certain sens des priorités...)
Plus tard, en 1962, il s’investira fortement dans une entreprise de fouille archéologique pour mettre à jour une cité engloutie 3 siècles plus tôt sur la frontière italo-suisse. Lors d’une conférence destinée à récolter des fonds il s’effondre, victime d’une crise cardiaque, à 55 ans.

L’exposition se tient jusqu’au 15.05.2011 au Musée de l’Élysée, après quoi elle circulera dans différents lieux de Suisse. Un livre - qu’on peut acheter en ligne sur le site du musée - est édité à cette occasion : Hans Steiner - Chronique de la vie moderne.

Notes:

[1] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 17 et suivantes

[2] C’est ses photographies de la guerre qui ont été les premières à avoir contribué à sa reconnaissance. Le musée de l’Élysée en avait fait le thème d’une exposition en 1989, peu après avoir acquis ce fonds.

[3] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 171

[4] Je peux en témoigner en ce qui concerne la hauteur de vue. Mon premier appareil de photo « sérieux », un Exacta 1000, était muni d’un viseur sur dépoli. Cela change tout. Pour chaque prise de vue, on est amené à se poser la question du positionnement vertical, alors qu’avec une visée directe, à hauteur d’yeux, on le fait beaucoup moins. De plus, ce que l’on voit, ressemble déjà à une image bien délimitée. Mais cela, nous le connaissons aujourd’hui avec la visée sur écrans des appareils numériques.

[5] Raconté en détail par Philippe Kaenel et François Valotton, professeurs à L’UNIL, dans le livre Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 180

Béat Brüsch, le 24 février 2011 à 16.27 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: Suisse , musée , photographe , recherche
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Le musée de l’Élysée présente l’exposition Les petits métiers d’Irving Penn. Au début des années 50, le célèbre photographe de mode entreprend de photographier des représentants de ces petits métiers qui le fascinaient durant ses séjours dans différentes villes (Paris, Londres, New York). Son dispositif était simple et astucieux : il convoquait ses modèles dans un studio improvisé et les faisait poser devant un fond en papier neutre. L’éclairage latéral très simple était toujours du même acabit. Cela l’autorisait à reproduire facilement des conditions similaires en tous lieux et à des époques différentes. On saisit bien l’avantage de pouvoir ainsi composer une oeuvre homogène qui permettrait, en plus, de comparer valablement des métiers semblables pris dans des villes différentes. L’effet de série, en rendant bien visibles les différences, permet ainsi à chaque sujet d’affirmer sa propre individualité. Cette façon de faire avait d’autres conséquences : « Éloigner les modèles de leur environnement naturel et les installer dans un studio face à l’objectif, n’avait pas seulement pour but de les isoler, cela les transformait » déclare-t-il. L’effet est magique. Devant l’attention bienveillante du photographe, les sujets s’impliquent dans leur rôle, se prennent au sérieux et se montrent sous un jour qu’ils jugent favorable, ne manquant pas d’arborer leurs outils et attributs dans un vrai souci documentaire. Enfin, on imagine tout de même que certains auraient bien voulu s’endimancher un peu... Ce qui m’a frappé dans ces tirages est l’importance des zones de tons noirs très denses et offrant peu de détails, si ce n’est que leurs contours dessinent bien les silhouettes. La plage dynamique de ces photos est bien détaillée dans les gris moyens, un peu moins dans les tons clairs et presque pas du tout dans les tons foncés. Tout le monde parle toujours de noirs « profonds »... J’ai l’impression que cette expression est un lieu commun qui cache une pauvreté d’expression. En général cela signifie tout simplement que les noirs sont... très noirs. Pour moi, ces noirs-là sont plutôt opaques, ils ne laissent voir ni deviner aucun détail. Techniquement on appelle cela des noirs « bouchés » [1]. En argentique il était déjà possible de les « déboucher », encore fallait-il le vouloir. En numérique il est devenu extrêmement courant de le faire et il ne m’étonnerait pas que certains logiciels embarqués le fassent à l’insu des auteurs de photos. Les noirs d’Irving Penn me frappent parce que j’ai l’impression qu’on ne voit plus beaucoup de noirs aussi plats de nos jours, parce que je pense qu’on s’habitue à des noirs plus travaillés, bref, parce que notre regard est peut-être en train de se modifier.

Ces tons noirs, qui ne sont pas de la noirceur (!), sont bien sûr un parti-pris esthétique. Leur bel effet graphique ne peut être contesté. Mais, comme souvent en photo argentique, ces choix pourraient ne pas être de vrais choix, dictés qu’ils sont par des contraintes techniques plus ou moins librement consenties ou, au contraire, exploitées...

L’exposition présente quelques tirages au platine-palladium du plus haut intérêt et d’une qualité impressionnante. Outre leur texture très sensuelle, elles arborent une plage dynamique plus étendue que les mêmes images en tirage « normal ». Cela est surtout visible dans les tons moyens et presque pas dans les tons noirs. Penn avait acquis une grande maitrise dans cette technique et le fait qu’il laisse ses tons noirs en l’état, c’est-à-dire sans détails, montre que c’est probablement ce qu’il voulait, qu’il s’agit d’une décision artistique.

Ces remarques d’un vieux pinailleur n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de cette exposition, dont les photos portent avant tout l’empreinte d’une belle chaleur humaine. Elle comblera tout autant l’amateur de photos exigeant que l’esthète. Et le grand public curieux de divertissements de qualité ne s’y trompe pas, c’est du moins l’impression que j’ai eue un dimanche après-midi.

L’exposition Les petits métiers est une reprise de l’exposition d’Irving Penn, organisée par le Paul Getty Museum de Los Angeles et vue cet été à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris.

Bernd & Hilla Becher

Pour rester dans les effets de série, le musée propose une « lecture » particulière de l’oeuvre des époux Becher. Leur travail est montré ici sous le seul aspect de leur production imprimée. Sauf le respect dû à des icônes de la photographie moderne, je n’avais jamais développé un goût prononcé pour leurs inventaires de l’architecture industrielle. La vision qu’en donne cette exposition change un peu ma perception. La manière intelligente avec laquelle ils ont mis en scène leur travail au cours des années est en parfaite phase avec les gouts graphiques et typographiques des périodes traversées. Le Bauhaus n’est pas encore très loin. Le souci didactique est grand, mais la rigueur, à l’image de toute leur démarche, n’est jamais absente. C’est peut-être dans la vision des séries de petites photos juxtaposées que le sens de leur travail est le plus aisément perceptible.

Gilles Caron

On apprend par ailleurs que le musée a reçu 144 tirages de Gilles Caron, de la part de la Fondation Gilles Caron basée à Genève. C’est une donation d’importance sur laquelle le musée communique très peu... [2] Il propose néanmoins en ce moment, dans la petite salle du sous-sol, une projection sur Gilles Caron. On se dit : « Encore un de ces diaporamas ennuyeux, un peu flous et mal foutus comme on en voit trop souvent dans des expositions au budget trop serré pour proposer une vraie muséographie avec de beaux tirages ! Mais bon, ce n’est pas ça, il s’agit de 2 films documentaires. [3] Et ça se laisse tout à fait regarder (surtout par un dimanche pluvieux ;-) Ces films nous parlent des 2 photos de mai 68 les plus célèbres. Pour celle de l’étudiant pourchassé par un CRS, on fait parler les 2 protagonistes qu’on a retrouvés pour l’occasion. L’autre, la photo de Daniel Cohn-Bendit au sourire goguenard est mise en perspective dans un autre film, extrait d’une projection à Visa pour l’image.

Les 3 présentations actuelles seront visibles jusqu’au 16 janvier 2011.

Notes:

[1] Pour plus de détails, on consultera mon billet sur Le contraste local où ces questions de plage dynamique sont abordées.

[2] Sur la brochure imprimée consacrée aux expositions actuelles, on peut lire qu’une partie des photographies de cette donation seront projetées en plus des documentaires. On lit aussi qu’une exposition consacrée à Gilles Caron est en préparation. Sur le site internet, par contre, il n’est plus question de projection de photos et on ne parle plus de l’organisation de cette exposition...

[3] Détails ici. À part une bande-annonce, je n’ai pas trouvé les films sur internet... Il y a donc encore des oeuvres qu’on ne peut voir qu’à travers les canaux traditionnels ;-)

Béat Brüsch, le 8 novembre 2010 à 21.52 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: argentique , musée , photographe
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Document brut, hier soir dans Metropolis, sur Arte. [1] Rebecca Manzoni nous annonce, en substance : « C’est un métier qui va bientôt passer dans la catégorie « disparu ». Avec le numérique, l’argentique, c’est bientôt terminé. Et Françoise Huguier le déplore. » On assiste alors à une séance de travail plutôt banale entre Françoise Huguier et son tireur Gérard Binisti, dont on ne retire pas grand-chose. Un peu plus rouge ici un peu moins foncé là, bref la popote ordinaire. On aurait voulu savoir, peut-être, pourquoi l’argentique serait plus approprié pour ces photos là...? Ou bien pourquoi la dame elle ne fait pas des images comme tout le monde, en numérique et en les ajustant avec précision sur Photoshop...? On ne le saura pas, mais le fantasme du « c’était-quand-même-mieux-avant » a été instillé au passage. Pourtant, le dernier plan du reportage est révélateur (si j’ose dire) : on y voit la photographe argentique photographiant les trois tirages d’essai avec son iPhone. Quand on vous dit que le numérique est en marche !

Notes:

[1] Ça repasse en ce moment et c’est visible en ligne ici, dès la 34e minute (mais j’ignore pour combien de temps...)

Béat Brüsch, le 7 novembre 2010 à 18.07 h
Rubrique: Regarder en ligne
Mots-clés: argentique , numérique , photographe
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