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Les grands classiques

Les images paisibles d’enfants heureux sont légion. Il en est malheureusement beaucoup d’autres, mettant en scène des enfants victimes des pires atrocités. Celle de Kim Phuc, la petite Vietnamienne de 9 ans, est probablement celle qui a le plus fortement et le plus durablement marqué les mémoires. Le 8 juin 1972, le photographe Nick Ut est sur la route menant au village de Tran Bang, tenu depuis 3 jours par les troupes du Nord-Vietnam et assiégé par les Sud-Vietnamiens. La plupart des habitants du village ont déjà fui les lieux et se tiennent sur la route, à quelques kilomètres, dans l’espoir de retourner chez eux après la fin des combats. Alors que tout indiquait qu’il n’y avait plus un Nord-Vietnamien dans le village, l’armée sud-vietnamienne décide néanmoins de bombarder le village au napalm. Sur la route, aux avant-postes, se tient une petite armada de soldats, de photographes, cameramen et autres journalistes, tous dans l’attente du « spectacle » annoncé... (Qui a vu le film Apocalypse Now peut effectivement parler de « spectacle », même si cette désignation est terriblement ambigüe - c’est d’ailleurs une des clés du film, mais je m’égare !)
Sitôt après l’attaque, ces témoins « privilégiés » voient s’échapper et courir vers eux des rescapés, pour la plupart grièvement brûlés. Kim Phuc, la petite fille, est nue car elle s’est débarrassée de ses vêtements en feu. Tous crient atrocement. Après avoir dépassé les témoins, ils s’arrêtent enfin. Certains tentent maladroitement de leur venir en aide. Nick Ut, parlant le vietnamien, est le seul journaliste à pouvoir communiquer avec eux. Avec son chauffeur, dans son minibus maintenant bondé, il transporte Kim et des membres de sa famille vers un hôpital – à une heure de route – et insistera personnellement auprès du personnel médical pour que la petite soit prise en charge. (En temps de guerre, les hôpitaux, débordés, privilégient les soins aux personnes qui ont le plus de chances de s’en sortir. Et Kim ne faisait sans doute pas partie de cette catégorie.) Dans cet article (en anglais), Nick Ut se souvient de cette journée...
Kim Phuc, après 14 mois de soins et 17 opérations chirurgicales, s’en est sorti. Elle vit maintenant au Canada avec ses 2 enfants. Elle a été nommée Ambassadrice de Bonne Volonté (Goodwill Ambassador) de l’UNESCO en 1997. Nick Ut n’avait jamais raconté qu’il avait sauvé cette petite fille. Ce n’est que 28 ans plus tard que Kim Phuc, devant la reine d’Angleterre, a rapporté qu’il lui avait sauvé la vie.
La photo ne paraitra que le 12 juin dans le New York Times. Sa parution ne fut pas retardée par des problèmes techniques (on disposait déjà de moyens de transmission, à l’époque). Cela peut nous paraître surréaliste aujourd’hui, mais de très vives discussions se sont engagées entre rédacteurs pour savoir si on avait le droit de publier la photo d’une personne nue ! Finalement, entrevoyant tout de même l’importance de cette photo, il fut décidé de la publier, non sans obtenir la garantie de ne pas en faire un agrandissement. Il paraîtrait même que l’on a flouté légèrement la région pubienne de la petite fille.
Cette image a eu un grand impact et a prétendument permis d’accélérer la fin de la guerre du Vietnam. Il faut relativiser son importance dans ce cadre, ne serait-ce que parce qu’elle arrive à un moment où la fin de la guerre est en vue. Mais sa très grande force iconique vient de sa propagation. Elle a été utilisée, récupérée et décontextualisée par d’innombrables mouvements idéologiques, politiques ou religieux. Et ceci, dans les projets éditoriaux les plus divers. (Dans ce registre, Le Cri d’Edward Munch, n’a qu’à bien se tenir !) Ronald N. Timberlake, est un vétéran de la guerre du Vietnam et s’insurge de certaines dérives dans un texte largement diffusé sur internet : The Myth Of The Girl In The Photo.
La photo en haut de ce billet représente le cadrage de sa parution dans le NY Times. Très forte, dramatique et bien centrée sur le sujet. Mais on peut trouver d’autres cadrages, ainsi que d’autres photos de la scène qui racontent autant d’autres histoires. Par exemple, si on élargit le cadre, on voit à droite un photographe. Il s’agit de David Burnett, qui un instant plus tard, a saisi cette image : D’autres images encore, font voir l’armada de journalistes dont je parlais plus haut et pourraient raconter l’histoire d’une petite fille qui serait victime de l’acharnement de la presse et de sa passivité face à ses souffrances. (C’est le statut des photographes de guerre qui est en question ici. N’ayant jamais entendu siffler une balle ailleurs qu’au cinéma, je me garderai bien de donner une quelconque leçon...) Gerhard Paul, nous parle de cela et de bien d’autres aspects de cette image dans un essai passionnant sur l’authenticité, l’icônisation et la surmédiatisation d’une image de la guerre. Dans son article (en allemand) vous trouverez également tout un appareil de références, ainsi que certaines images pour le moins étonnantes. Nick Ut (de son vrai nom Huynh Cong Ut) est né en 1951 au Vietnam. À 16 ans il entre à l’agence Associated Press. Son frère ainé, Huynh Thanh My, photographe chez AP aussi, vient d’être tué. Il réside et travaille aujourd’hui à Los Angeles, toujours pour Associated Press. Le Prix Pulitzer lui a été remis pour cette photo en 1973. Aujourd’hui, 35 ans plus tard, il est célébré pour la photo pipole d’une richissime bécasse délurée... Il faut bien vivre ! Je dis cela sans mépris pour le photographe, car je comprends bien qu’on ne puisse pratiquer la photo de guerre pendant toute une vie. Mais je ne peux m’empêcher de me demander... : le raccourci saisissant entre ces 2 photos, à 35 ans de distance, nous donnerait-il la mesure du changement de nos exigences en matière de photo de presse ? Je ne veux pas le croire...

Béat Brüsch, le 15 août 2007 à 18.30 h
Rubrique: Les grands classiques
Mots-clés: guerre , peoples , photographe , photojournalisme , éthique
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