Mots d'images

Il y a 12 billets répondant au
mot clé «manipulation»

Encore un débat sur des images (trop ?) photoshopées ! Ça en devient lassant. Je ne pensais pas en parler, mais, constatant que le sujet est toujours brûlant (2 posts en moins de 24h sur The Online Photographer !), j’ai envie encore une fois d’y mettre mon grain de sel.

L’histoire ? Un photographe danois, Klavs Bo Christensen, s’est vu refuser ses travaux par le jury du concours annuel de sa fédération de photo de presse (Pressefotographforbundet) au prétexte qu’elles étaient trop manipulées et s’éloignaient ainsi de la vérité [1]. Après avoir eu des doutes, le jury a demandé au photographe de lui soumettre ses fichiers RAW, afin de les confronter aux fichiers que le photographe a publiés.

Ce dernier point à lui seul, me pose déjà de gros problèmes. Comment un jury peut-il exiger de se poser en censeur de la « vérité » pour juger du rendu d’une scène à laquelle il n’a pas assisté ? C’est un peu le maître qui demande son cahier de brouillon à l’élève turbulent ! Sauf, qu’un photographe de presse est à priori un grand garçon (ou une grande fille), qui sait parfaitement ce qu’il fait, ce qu’il a vu et ce qu’il cherche à nous montrer. Dans les affaires de retouche, il faut distinguer celles dans lesquelles sont impliqués des postproducteurs (rédactions, éditeurs, etc) de celles où c’est l’auteur lui-même qui procède à des modifications. Les retouches faites par l’auteur - même si cela n’exclut pas la maladresse - sont le prolongement du travail de l’auteur. Elles doivent jouir d’une considération différente de celle qu’on réserve aux bidouilleurs habituels des arrières-salles de rédaction, qui le font presque toujours pour des raisons indéfendables.

On reproche à Klavs Bo Christensen d’avoir quelque peu forcé la saturation des couleurs et les contrastes de ses images prises à Haïti après un gros ouragan. On oublie bien souvent que les représentations photographiques ressortissent de conventions. Beaucoup de celles-ci sont le fruit de limitations techniques : noir/blanc, bougé, profondeur de champ, contraste, utilisation du flash en plein jour, et j’en passe. Beaucoup de transformations sont obtenues après coup, dans le « secret » des labos ou par des logiciels de traitement d’images et sont bien acceptées. Ce qui est étonnant en photo, c’est qu’on finit toujours par incorporer ces conventions stylistiques dans les gages de vérité que l’on prête aux photos ! Pensiez-vous que le monde était en noir/blanc avant les années 40 ? Non ? Mais c’est pourtant ce que nous montrent les photos et les films provenant de ces temps reculés !

© Klavs Bo Christensen
© Klavs Bo Christensen

Passer la souris pour voir avant/après

© Klavs Bo Christensen
© Klavs Bo Christensen

Passer la souris pour voir avant/après

© Klavs Bo Christensen
© Klavs Bo Christensen

Passer la souris pour voir avant/après

Les photographes savent bien que les fichiers RAW (fichiers bruts [2]) ne sont pas d’une très grande fidélité, en termes de rendu de l’atmosphère d’une scène. C’est même un fait constitutif du procédé, car le plus souvent, on règle les RAW de manière à ce que leur rendu soit le plus plat possible (le moins « manipulé » possible !), afin d’avoir toute latitude d’y apporter ses propres réglages avec la meilleure efficacité. D’exagérer le rendu des couleurs d’une image est une démarche aussi naturelle, de nos jours, qu’elle l’était à l’époque où l’on choisissait une pellicule plutôt qu’une autre, en fonction des sujets, de ses goûts ou de tout autre critère subjectif. C’est juste un peu (beaucoup !) plus efficace aujourd’hui. Et tant pis si cela dérange les habitudes visuelles de quelques grincheux. Les exagérations d’aujourd’hui sont peut-être les conventions de demain...

Les photographes de presse ne sont pas les scanners froids de la vérité vraie et objective que certains voudraient qu’ils fussent ! Ils sont aussi quelques fois des auteurs. Et ce peut être une bonne manière pour eux de « faire la différence » en ces temps difficiles.

Quant à ce jury, il me fait penser à ces fades experts venus du Cap Nord pour nous empêcher de fabriquer des fromages au lait cru ou des cervelas en peau de zébu !

Notes:

[1] Ne lisant pas le danois, j’interprète ce que propose la traduction robotique de Google...

[2] J’ai déjà parlé de cette interprétation des fichiers RAW ici. J’ai analysé certaines différences de perception entre l’oeil et la machine photographique et noté quelques tentatives de les atténuer dans mon billet sur le contraste local.

Béat Brüsch, le 9 avril 2009 à 18.22 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: esthétique , manipulation , photojournalisme , éthique
Commentaires: 16

L’exposition « Controverses » présente 80 photos qui ont été sujettes à de grands débats légaux, éthiques, économiques, politiques, etc. Depuis son ouverture, le 5 avril, le Musée de l’Élysée (Lausanne - Suisse) ne désemplit pas : 1400 visiteurs le premier week-end. J’y suis allé dimanche passé : jamais vu autant de monde dans ce musée ! Mais qu’est-ce qui fait courir les gens pareillement ?
Je ne crois pas qu’on puisse parler de voyeurisme, du moins au premier degré. Peut-être que certains ont bien retenu que désormais, certaines images ne pourraient plus être vues qu’avec la caution d’un encadrement didactique ou muséal et munies de l’appareil critique idoine ? Les médias d’ici ont fait grand cas de cette exposition en la présentant comme une somme exceptionnelle de cas litigieux. Un peu, sans le dire, comme le point définitif sur la question, en n’omettant pas de signaler (et de montrer) quelques images-chocs. Le public, qui sait bien qu’« il se passe de drôles de choses » avec les images, qui se souvient pêle-mêle de plusieurs « affaires », qui est parfois aussi choqué par des images, est probablement « mûr » pour vouloir en découdre. C’est devenu le truc à voir en ce moment ! [1]
Et c’est vrai qu’il y a à voir. Et surtout à lire ! Ce qui frappe en parcourant l’expo est que chaque cas est unique et présente son propre contexte socio-culturel. Les tenants et aboutissants de certaines affaires qu’on croyait proches peuvent être diamétralement opposés. Un des mérites exemplaires de cette exposition est l’étendue des sujets exposés. Elle englobe toute l’histoire de la photo, montrant par là l’universalité des problèmes soulevés, mais aussi les changements de leur perception au fil du temps. Elle permet de constater qu’il n’y a pas de problème type, ni de solutions définitives, que tout est affaire de mesure, de pondération, d’analyse. Ceux qui venaient y chercher la solution à leur malaise pour certaines images en ressortiront probablement avec leurs convictions originales, mais au moins, auront-ils pu prendre toute la mesure des problèmes soulevés. Faut-il le préciser, tous les cas exposés le sont avec un point de vue non seulement éthique, mais surtout légal, et quand il y a lieu, avec la description de leur épilogue judiciaire. Pour illustrer cette thématique, il est tout à fait indiqué de revoir quelques unes des images transgressives d’Oliviero Toscani pour Benetton. Que cela plaise ou non, ces provocations soigneusement orchestrées et largement diffusées ont joué un grand rôle dans le public, pour la prise de conscience de la force et du fonctionnement des images. Vous trouverez l’intégralité des campagnes Benetton ici.
Le livre-catalogue reprend toutes les photos de l’expo avec des textes bien plus détaillés : Controverses, une histoire juridique et éthique de la photographie - Girardin Daniel, Pirker Christian - Edit. Actes Sud / Musée de L’Élysée - ISBN : 978-27427-7432-6 - 75.00 CHF/45 Euro TTC

Revue de presse (florilège) :
Le Courrier - Samuel Schellenberg - 12.04.08
L’art de la discorde
Swissinfo.ch - Carole Wälti - 14.04.08
Retour sur des images controversées
Tribune de Genève - Étienne Dumont - du 04.04.08 :
Christian Pirker et les « Controverses » photographiques.
Interview de l’avocat genevois, cocommissaire de l’exposition

Tribune de Genève - Étienne Dumont - du 05.04.08 :
L’Elysée raconte la bataille des images.
« Controverses » montre les rapports entre photo, droit et éthique.

24 heures - Boris Senf - 07.04.08 _Les dessous de la controverse.
Garry Gross, auteur de la photo de Brooke Shields âgée de 10 ans, nue dans une baignoire, revient sur le contexte de cette image. Interview.

24 heures - 02.04.08
Controverses : Une expo du Musée de l’Élysée.
Diaporama

24.02.09 : Les liens tracés ci-dessus ne sont plus valides. Le maintien d’archives en libre accès ne fait pas partie du modèle économique d’Edipress.

Notes:

[1] Petit conseil : si vous voulez respirer un peu, il y a 2 autres expositions au sous-sol : elles combleront largement tout amateur de photographie et il n’y a quasiment personne ;-)

Béat Brüsch, le 22 avril 2008 à 18.30 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: contexte , droit , exposition , manipulation , éthique
Commentaires: 0

Le 17 mars dernier, notre ministre des affaires étrangères, Madame Micheline Calmy-Rey, était à Téhéran pour (aider à) signer un contrat d’exportation de gaz vers la Suisse. Les USA ont sévèrement critiqué ce geste qui « viole les mesures décidées par Washington contre l’Iran ». Selon Iran-resist.org, « ... (Téhéran)... a tenu à impliquer Micheline Calmy-Rey, la ministre suisse des affaires étrangères, afin d’envoyer un message aux pays européens qui n’investissent plus dans le secteur gazier iranien. »
Beaucoup d’observateurs, qui comme moi ne sont pas experts en sciences politiques « stratosphériques », ont néanmoins été frappés par le choix vestimentaire de notre ministre. Une fois n’est pas coutume, parlons chiffons... Notre ministre se distingue véritablement par un goût très sûr pour un habillement de style contemporain exclusif, fait de rigueur, sobre élégance, chic discret, vraiment pas bling bling. Tout cela semble parfaitement maitrisé. On peut donc penser que, pour l’occasion, de se couvrir la tête d’une sorte de tchador fut un acte volontaire et réfléchi. Cela a déplu à certains dont je fais partie. Je me suis senti humilié pour les femmes iraniennes, pour les femmes suisses, et finalement dans le peu de nationalisme qui me reste.
La presse suisse a bien sûr largement diffusé les photos de cette rencontre officielle avec les autorités iraniennes. Sur l’une d’elles, on voit notre ministre affublée de son voile et de son large sourire, habilement saisie sous un portrait de l’ayatollah Khomeini. La photo n’a évidemment pas échappé aux stratèges de la communication de l’UDC - notre nauséabond parti populiste - qui s’est empressé de détourner cette image à son profit pour une annonce publicitaire de recrutement de nouveaux membres. Et ce, malgré l’interdiction prononcée par Keystone - propriétaire des droits - d’utiliser cette photo dans un but publicitaire.

JPEG - 66.3 ko
Le temps, 29-30 mars 2008 - Photo Keystone

Cette photo peu glorieuse de notre ministre, qui pour un simple chiffon, semble acquise aux coutumes barbares de ses hôtes, lui (nous) revient ainsi en pleine figure. Ce n’est certes pas la première fois qu’une photo est crapuleusement détournée. Mais ici, on ne peut s’empêcher de voir qu’on a tendu une perche à des bonimenteurs qui n’ont eu qu’à la saisir.
Cette histoire est relatée dans Le Temps de ce week-end (payant). L’article, pas très sévère, est très bien placé sur une page de droite. Pourtant la publicité de l’UDC, sur la page de gauche vis-à-vis de l’article est bien plus visible (la seule photo fait un quart de page). Comme toujours, la cohabitation d’une pub payante et de sa critique ne manque pas de dégager une impression de faux-cul.
On notera la duplicité de l’UDC, qui dans sa veine populiste fustige une alliance avec le diable, alors qu’il est, par ailleurs, le représentant le plus dur d’une économie libérale qui sera forcément bénéficiaire de cet accord gazier. Sans compter le pied de nez à l’Europe qui doit en faire marrer plus d’un.

Béat Brüsch, le 29 mars 2008 à 19.50 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: manipulation , presse , publicité
Commentaires: 2

Suite à mon précédent billet, certains se sont émus de ce que je puisse ajouter des nuages dans un ciel bleu. Je tiens à les rassurer : c’est très loin d’être systématique, ne serait-ce qu’à cause du travail que cela demande ;-) On a évoqué aussi la différence, chère aux Anglo-Saxons, entre postprocessed et doctored. Selon cette posture, il est admis qu’on peut se servir d’outils imitant, grosso modo, ce qui est réalisable dans un laboratoire argentique, alors que la retouche proprement dite est prohibée. Autrement dit, on peut modifier les réglages des pixels originaux, alors que la création ou l’apport de nouveaux pixels est rejetée [1].
Restons dans les nuages avec ces 2 exemples de photos postproduites dont j’ai un peu exagéré le caractère pour la démonstration. Sur la première, je me suis « contenté » de changer les réglages des pixels originaux [2]. Alors que sur la deuxième, j’ai clairement fait une petite retouche en collant des nuages provenant d’une autre photo.

Passez la souris sur l’image pour voir avant/après

Passez la souris sur l’image pour voir avant/après

Il n’y a pas photo - si j’ose dire ! Le premier exemple montre des effets dramatiques, alors que la retouche sur le second n’a qu’un faible impact [3]. Le travail sur la première image serait donc « autorisé », alors que sur la deuxième il ne serait pas admis...? Cette petite expérience (exagérée, je le redis) n’est là que pour ébranler quelques certitudes trop bien arrêtées. Les interventions en postproduction sur les photos ne se laissent pas enfermer dans des spécifications techniques. Tout est affaire de nuances. Et décidément, rien n’est simple au pays de la photo numérique !

Notes:

[1] Ceci est une vue de l’esprit, une métaphore, car les pixels des images numériques sont immatériels. Ils ne peuvent pas être transportés, enlevés, remplacés ou annulés. On peut juste modifier les données qui les caractérisent. L’ergonomie des logiciels de traitement d’images est assez bien faite pour entretenir l’illusion. Tellement bien faite, d’ailleurs, qu’on peut continuer à s’en servir dans la plupart des raisonnements.

[2] L’aspect mou et délavé de la photo originale vient du fait qu’elle a été prise au format Raw (brut) en désactivant tous les réglages d’optimisation internes de l’APN. Cela laisse de plus grandes possibilités de réglages ultérieurs.

[3] En poussant un peu le bouchon, on pourrait même dire que cette image est meileure avec sa retouche, car un ciel si bleu, dans une Bretagne réputée pour son mauvais temps, ne peut qu’attirer la suspicion ;-)

Béat Brüsch, le 22 février 2008 à 15.30 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: contexte , dispositif , manipulation , photomontage , retouche , éthique
Commentaires: 3

Quand j’entends parler de problèmes relevant de l’éthique en photographie, je suis toujours surpris de constater à quel point on tend à vouloir généraliser les mêmes exigences morales à l’égard de tous les types de photos. « LA photo c’est ci... LA photo c’est pas ça... » Mais il y a 1000 façons de faire et d’utiliser des photos !

Régulièrement, des cas de retouches de photos spectaculaires défraient la chronique. Ils ont en commun le fait de survenir dans la presse et d’être abondamment dénoncés par les blogs et par la presse concurrente, trop ravie de paraître momentanément plus vertueuse que « l’autre ». Le public s’émeut, puis oublie un peu ou se résigne. D’un côté, il est bien au courant des nouvelles possibilités apportées par le numérique, et de l’autre, cela ne le conduit pas forcément à revoir ses croyances liées à des images. Au passage, il est amusant de constater que les plus vives critiques de ces pratiques de retouche émanent des décrypteurs d’images patentés (moi y compris) et que ce sont les mêmes qui nous disent, par ailleurs, que les images ne représentent pas la réalité ! Alors, pourquoi tant d’acharnement à dénoncer les mensonges de ces images menteuses ? Bien sûr, je simplifie à gros traits et je joue à l’idiot du village... Alors, oui bon c’est vrai, il est toujours nécessaire de décrypter les dérapages, de les mettre en perspective, d’argumenter et d’évoquer une éthique des images. Mais il n’empêche... même si on peut les expliquer par de nombreuses raisons (historiques, mécaniques, psychologiques, philosophiques, etc.), ces questions n’ont pas fini de troubler tout le monde, spécialistes ou non.

La photo de presse est toujours au centre de ces préoccupations. Elle cristallise toutes les attentes et partant, toutes les critiques. Alors que de lourdes menaces de discrédit planent sur la presse, il me parait nécessaire de prôner une attitude sévère envers toutes les altérations possibles de ces images-là et des informations qu’elles véhiculent. Nous le devons, car il n’est pas imaginable de pouvoir réglementer ces pratiques avec une quelconque liste de recommandations. Pour éviter tout dérapage, il faut donc appliquer une sorte de « principe de précaution ». (Mais il est déjà difficile de définir un contenu pour ce principe simple, ce qui montre bien l’impossibilité d’une réglementation !). On inclura à cette catégorie de photos « intouchables », les photos à usages documentaires, celles qui doivent (devraient) attester des informations visuelles, bref, toutes celles chargées d’une grande attente de crédibilité.

Or il y a toutes les autres photos ! La presse n’est pas la seule à en montrer. Il se produit bien plus de photos, partout, tous les jours, qui ressortent à d’autres usages. La sévérité que nous appliquons aux photos de presse et d’information ne doit pas forcément s’appliquer à toutes les photos du monde ! J’ai parfois l’impression que dans le public et chez certains photographes, on juge toutes les photos à l’aune de celles de presse. Cela ressemble même à un déni de la nature des autres pratiques de l’image. Les photos ressortant du domaine artistique, ou plus simplement de l’expression personnelle, des métiers de la communication (pub), de la satire et de bien d’autres encore, n’ont que faire des usages et des contraintes de la photo de presse. On me rétorquera que toute photo, quelle que soit sa provenance peut un jour atterrir dans la presse. Ce problème, bien réel, est toutefois de la responsabilité de la presse. C’est à elle de s’assurer de la provenance de ses documents, de les utiliser à bon escient et de les mettre en perspective. Je répète pour que cela soit bien clair :-) C’est à elle (la presse) de s’assurer de la provenance de ses documents, de les utiliser à bon escient et de les mettre en perspective.

Il faut aussi comprendre que ce qui sort d’un appareil photo, qu’il soit argentique ou numérique, ne produit pas automatiquement de la « réalité » directement exploitable en tant que telle. L’aplatissement en 2D fourni par l’appareil de photo livre un document que notre ensemble oeil/cerveau doit analyser et « reconstruire », selon ses conventions, pour produire une information utilisable (une image, quoi ;-) Par exemple, dans son environnement habituel notre oeil/cerveau corrige automatiquement certaines aberrations optiques. Il redresse les lignes de fuite des perspectives verticales, il atténue des dominantes de couleur de la lumière ambiante, il distingue les formes humaines bien mieux que les autres, il a une notion immédiate de la distance des objets (vue stéréoscopique), etc. Un appareil photo est (actuellement !) incapable de tout cela. Il livre un document brut, aplati, qui ne propose pas toujours ce qu’un oeil normalement exercé peut « comprendre ». Souvent, notre oeil ne reconnait les objets que parce qu’il les a déjà vus « en vrai » et non grâce au talent du photographe ! Le vrai boulot du photographe, comme de tout producteur d’images, est de faire en sorte que cette représentation en 2D corresponde le mieux possible à ce qu’il faut voir.

Il n’y a pas que la prise de vue qui fait l’image. Il y a un « avant » et un « après ». Dans l’idéal, la production d’une image photographique se passe en trois temps : projet, prise de vue, postproduction.
• Le projet est l’étape la moins visible. Pourtant, elle éclairerait bien le sens des images si elle parvenait jusqu’au spectateur. Étape souvent éludée par les inconscients, elle me semble pourtant déterminante. C’est elle qui fixe un cadre à la suite du processus et donne des clés pour l’interprétation. Mais point n’est besoin de faire absolument compliqué : même l’attente d’un « instant décisif » est un projet !
• Je ne m’étendrai pas, ici, sur l’étape de la prise de vue qui semble être connue de tout le monde, si ce n’est pour rappeler qu’il y a un monde entre une image « volée » dans la rue et une prise de vue sophistiquée sous les flashes d’un grand studio.
• J’appelle « postproduction », toutes les opérations - possibles, mais pas obligatoires - survenant après la prise de vue et visant à rendre une image visible. Le terme, bien qu’un peu jargonnant, a le mérite d’être global et peu connoté.

(Je me méfie des mots : ici, le mot qui tue est « manipulation ». En matière de photo, il est toujours utilisé dans sa pire acception ! Si on parle de manipulation quand, par exemple, on esthétise une image, il faut alors admettre aussi que nous manipulons notre monde tous les matins, lorsque nous choisissons la couleur de notre cravate, de notre t-shirt ou de notre rouge à lèvres. Et de se contenter de prendre le t-shirt du dessus de la pile est un choix aussi !)

Ceux qui m’ont suivi jusqu’ici s’en doutent : j’attache beaucoup d’importance à la postproduction. Mais on ne peut en parler sans revenir à la notion de projet. Si cette étape va sans dire pour une démarche artistique, pour une enquête ou pour un témoignage social, il faut la voir aussi comme essentielle dans tout travail photographique un tant soit peu créatif. C’est là qu’on va décider du cadre de ce travail, de ses buts et de ses objectifs, de cerner le public auquel on va s’adresser, du média de diffusion et - surtout si c’est une commande - du message qu’il faut transmettre (certains sont payés pour cela !). Nous voilà tout à coup bien sérieux et compliqués pour une simple photo ;-) De fait, j’essaie simplement d’attirer l’attention sur l’importance de déterminer dans quel contexte on évolue. Cela permet d’adapter son comportement éthique à ce contexte.

Une image est, de façon consciente ou non, une construction intellectuelle. C’est aujourd’hui devant un écran que beaucoup d’images sont finalisées. C’est là qu’on les façonne pour qu’elles deviennent de véritables images, avec leur statut d’image, leurs vérités et leurs mensonges, leur puissance d’évocation. Mais aussi avec toutes les ambiguïtés, voulues ou non, qui font que jamais on ne pourra être sûr de toutes les interprétations qui en seront faites. Les outils sont incroyablement plus puissants qu’ils ne l’étaient pour l’argentique. Les compétences - techniques, éthiques - pour les utiliser à bon escient doivent être à la mesure de cette nouvelle donne : très élevées. Il s’agit de mettre une image en conformité avec son projet. Certains prétendront qu’ainsi on tord la réalité. Mais cette « réalité » a été tordue lors de la prise de vue, au moment de la mise en boite en 2 dimensions. La postproduction peut contribuer à la détordre. Souvent, une retouche plus ou moins sévère, tend (ou devrait tendre) à rendre l’image plus lisible, à lui donner du sens. À l’instar du roman, une dose de fiction peut révéler bien plus de réalités qu’un compte rendu strictement documentaire qui est quelques fois difficile à déchiffrer.

Ce qui complique singulièrement le débat, c’est qu’aujourd’hui bon nombre d’effets sur l’image peuvent survenir aussi bien au moment de la prise de vue qu’à la postproduction. Cette vérité est difficilement admise par des intégristes de la photo traditionnelle, mais elle trouble aussi la perception des enjeux par le public. Aujourd’hui, je peux réaliser un portrait en utilisant des lumières douces et diffuses pour atténuer les rides d’un visage, cela est bien admis. Si j’obtiens le même résultat, en toute délicatesse, mais en opérant sur un logiciel et en le faisant savoir, cela passe beaucoup moins bien. Non pas que ce soit mal réalisé, mais le procédé attire la méfiance. Une des raisons tient au fait que nous avons tous été les témoins d’exagérations. Bien des opérateurs n’ont pas le sens de la mesure. Au-delà de l’éthique, c’est aussi une question de culture visuelle.

Comment adapter son comportement éthique à des contextes, par définition changeants ? L’éthique n’est pas un corpus rigide. Ici, elle se construit sur le terrain. Les nombreuses et nouvelles possibilités d’interventions sur les images doivent, en permanence, se soumettre à une attitude morale exigeante. Les défis sont nouveaux, car à l’époque argentique, les sollicitations que nous connaissons n’existaient (pratiquement) pas. Il me semble difficile de « textualiser » cette attitude. Peut-être que des exemples seront plus parlants... Il m’est arrivé d’ajouter des nuages dans un ciel trop serein afin de donner un peu de force à une scène qui n’avait pas l’épaisseur voulue. Mais les pixels du vrai sujet - qui n’était pas le ciel - n’ont pas été touchés.

Passer la souris sur l’image

De même, je ne m’interdis pas d’« effacer » des touristes qui se trouvent au mauvais endroit, alors que mon propos (mon projet) est de faire du paysage. Dans ce cadre, j’effacerai tout aussi facilement les « objets » qui ne sont pas constitutifs ou permanents de la scène : grues, échafaudages, véhicules, etc. Mais en même temps, je ne toucherai pas aux « objets » pérennes, même s’ils me gênent : lignes à haute tension, constructions disgracieuses, etc. Sur un portrait, je pourrai effacer un bouton (qui s’y trouve passagèrement), alors que je rechignerai à supprimer une ride. Mais si j’adoucis la lumière, pour atténuer ces mêmes rides... suis-je complaisant ou suis-je plein d’égards pour la personne photographiée ? Et si c’est une photo de mode ? Le modèle étant anonyme, puis-je la retoucher puissamment ? Dois-je alors craindre les chiennes de garde plutôt que mon client qui fait dans les cosmétiques ?

Dans la critique courante de la retouche, on ne prend pas souvent en compte le critère des conventions (les standards). Aveuglement ou mauvaise foi ? C’est pourtant un facteur constitutif des images. C’est même un élément clé pour la construction et la lecture des images. Ces conventions peuvent intervenir à différents niveaux : techniques, sociaux, artistiques, etc.
• Par exemple, le flou, qui donne la notion de la profondeur, est une pure convention née des contraintes techniques de la photographie. Quel peintre aurait pu penser à cela, avant l’invention de la photographie ?
• Les conventions peuvent être du domaine social. Quand des pratiques se généralisent, elles finissent par avoir « force de loi ». Qui s’étonne encore des ciels exagérément bleus des images touristiques ou des photos « hyperliftées » issues des milieux de la mode et des cosmétiques ? Un photographe ne défend pas forcément ces valeurs, mais il reflète les valeurs du moment et de l’environnement social auquel il s’adresse.
• Les conventions artistiques sont plus diverses et échappent parfois à l’analyse. Elles peuvent prendre le contre-pied des conventions sociales bien installées ;-)

Peut-être serait-il temps de remettre les photographes au centre de la fabrication des images ? Il faut bien reconnaitre qu’avec le partage des outils de traitement, tout le monde se sent autorisé à intervenir sur n’importe quelle image. Et cela est particulièrement vrai dans la presse ou les délais sont tellement raccourcis que la postproduction échappe totalement au photographe ! (La presse, ce n’est pas le sujet ici, mais ça revient toujours ;-) Beaucoup de photographes ont été un peu lents à acquérir les nouvelles compétences techniques, mais ça change... Ils ont tout à gagner à se réapproprier la maîtrise du processus de fabrication. Car ce sont eux les auteurs, c’est à eux de décider du contenu de leurs images. (Et s’il le faut, tant que les lois sur les droits d’auteurs ne seront pas profondément modifiées, ils ont la loi de leur côté pour défendre cette posture !) Mais il leur faudra beaucoup de « doigté », un sens de la mesure et une grande honnêteté, toutes qualités extrêmement subjectives, et pour tout dire, pas forcément résistantes quand de grands intérêts sont en jeu...

L’éthique n’est pas soluble dans Photoshop (c’est pourquoi elle ira peut-être se faire voir ailleurs...) car, contrairement à ce qu’on peut croire, ce ne sont pas les logiciels qui font les images. C’est l’usage qui en est fait qui peut-être crapuleux ou vertueux.


Quelques articles récents parlant du statut de l’image contemporaine :

• André Gunthert : Derrière Simone de Beauvoir Retour sur « l’affaire » du Nouvel Obs.
• Philippe de Jonckheere : Un hommage imparfait, mensonges et demi-mensonges « ...il semble que le progrès soit plus vif que la réflexion éthique, un peu à l’image des manipulations génétiques dans lesquelles les avancées scientifiques sont nettement plus rapides que la compréhension éthique et politique qui devrait réguler le cadre des recherches. »
• André Gunthert : L’empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l’ère numérique « …les photographes savent bien qu’en changeant d’objectif ou de film, ils disposent au moment de la prise de vue d’une marge de manœuvre importante, qui leur permet de modifier l’aspect, la géométrie ou les couleurs d’une scène. On ne saurait décrire un appareil photographique comme un médiateur transparent du réel : il doit plutôt être compris comme une machine à sélectionner des interprétations, selon un ensemble de paramètres aux interactions complexes, qui requièrent des choix précis. Un aiguillage plutôt qu’un miroir. »
• Sophie Blitman : Que nous disent les images contemporaines ?

(Tout ces articles sont de - ou font référence à - André Gunthert. C’est notre maître ;-) Qu’il soit ici remercié pour la pertinence de ses propos et les éclairages qu’il apporte sur les évolutions de la photo contemporaine.)

Béat Brüsch, le 14 février 2008 à 22.15 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: contexte , dispositif , manipulation , photomontage , retouche , éthique
Commentaires: 14
0 | 5 | 10