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Le musée de l’Élysée présente l’exposition Les petits métiers d’Irving Penn. Au début des années 50, le célèbre photographe de mode entreprend de photographier des représentants de ces petits métiers qui le fascinaient durant ses séjours dans différentes villes (Paris, Londres, New York). Son dispositif était simple et astucieux : il convoquait ses modèles dans un studio improvisé et les faisait poser devant un fond en papier neutre. L’éclairage latéral très simple était toujours du même acabit. Cela l’autorisait à reproduire facilement des conditions similaires en tous lieux et à des époques différentes. On saisit bien l’avantage de pouvoir ainsi composer une oeuvre homogène qui permettrait, en plus, de comparer valablement des métiers semblables pris dans des villes différentes. L’effet de série, en rendant bien visibles les différences, permet ainsi à chaque sujet d’affirmer sa propre individualité. Cette façon de faire avait d’autres conséquences : « Éloigner les modèles de leur environnement naturel et les installer dans un studio face à l’objectif, n’avait pas seulement pour but de les isoler, cela les transformait » déclare-t-il. L’effet est magique. Devant l’attention bienveillante du photographe, les sujets s’impliquent dans leur rôle, se prennent au sérieux et se montrent sous un jour qu’ils jugent favorable, ne manquant pas d’arborer leurs outils et attributs dans un vrai souci documentaire. Enfin, on imagine tout de même que certains auraient bien voulu s’endimancher un peu... Ce qui m’a frappé dans ces tirages est l’importance des zones de tons noirs très denses et offrant peu de détails, si ce n’est que leurs contours dessinent bien les silhouettes. La plage dynamique de ces photos est bien détaillée dans les gris moyens, un peu moins dans les tons clairs et presque pas du tout dans les tons foncés. Tout le monde parle toujours de noirs « profonds »... J’ai l’impression que cette expression est un lieu commun qui cache une pauvreté d’expression. En général cela signifie tout simplement que les noirs sont... très noirs. Pour moi, ces noirs-là sont plutôt opaques, ils ne laissent voir ni deviner aucun détail. Techniquement on appelle cela des noirs « bouchés » [1]. En argentique il était déjà possible de les « déboucher », encore fallait-il le vouloir. En numérique il est devenu extrêmement courant de le faire et il ne m’étonnerait pas que certains logiciels embarqués le fassent à l’insu des auteurs de photos. Les noirs d’Irving Penn me frappent parce que j’ai l’impression qu’on ne voit plus beaucoup de noirs aussi plats de nos jours, parce que je pense qu’on s’habitue à des noirs plus travaillés, bref, parce que notre regard est peut-être en train de se modifier.

Ces tons noirs, qui ne sont pas de la noirceur (!), sont bien sûr un parti-pris esthétique. Leur bel effet graphique ne peut être contesté. Mais, comme souvent en photo argentique, ces choix pourraient ne pas être de vrais choix, dictés qu’ils sont par des contraintes techniques plus ou moins librement consenties ou, au contraire, exploitées...

L’exposition présente quelques tirages au platine-palladium du plus haut intérêt et d’une qualité impressionnante. Outre leur texture très sensuelle, elles arborent une plage dynamique plus étendue que les mêmes images en tirage « normal ». Cela est surtout visible dans les tons moyens et presque pas dans les tons noirs. Penn avait acquis une grande maitrise dans cette technique et le fait qu’il laisse ses tons noirs en l’état, c’est-à-dire sans détails, montre que c’est probablement ce qu’il voulait, qu’il s’agit d’une décision artistique.

Ces remarques d’un vieux pinailleur n’enlèvent évidemment rien à l’intérêt de cette exposition, dont les photos portent avant tout l’empreinte d’une belle chaleur humaine. Elle comblera tout autant l’amateur de photos exigeant que l’esthète. Et le grand public curieux de divertissements de qualité ne s’y trompe pas, c’est du moins l’impression que j’ai eue un dimanche après-midi.

L’exposition Les petits métiers est une reprise de l’exposition d’Irving Penn, organisée par le Paul Getty Museum de Los Angeles et vue cet été à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris.

Bernd & Hilla Becher

Pour rester dans les effets de série, le musée propose une « lecture » particulière de l’oeuvre des époux Becher. Leur travail est montré ici sous le seul aspect de leur production imprimée. Sauf le respect dû à des icônes de la photographie moderne, je n’avais jamais développé un goût prononcé pour leurs inventaires de l’architecture industrielle. La vision qu’en donne cette exposition change un peu ma perception. La manière intelligente avec laquelle ils ont mis en scène leur travail au cours des années est en parfaite phase avec les gouts graphiques et typographiques des périodes traversées. Le Bauhaus n’est pas encore très loin. Le souci didactique est grand, mais la rigueur, à l’image de toute leur démarche, n’est jamais absente. C’est peut-être dans la vision des séries de petites photos juxtaposées que le sens de leur travail est le plus aisément perceptible.

Gilles Caron

On apprend par ailleurs que le musée a reçu 144 tirages de Gilles Caron, de la part de la Fondation Gilles Caron basée à Genève. C’est une donation d’importance sur laquelle le musée communique très peu... [2] Il propose néanmoins en ce moment, dans la petite salle du sous-sol, une projection sur Gilles Caron. On se dit : « Encore un de ces diaporamas ennuyeux, un peu flous et mal foutus comme on en voit trop souvent dans des expositions au budget trop serré pour proposer une vraie muséographie avec de beaux tirages ! Mais bon, ce n’est pas ça, il s’agit de 2 films documentaires. [3] Et ça se laisse tout à fait regarder (surtout par un dimanche pluvieux ;-) Ces films nous parlent des 2 photos de mai 68 les plus célèbres. Pour celle de l’étudiant pourchassé par un CRS, on fait parler les 2 protagonistes qu’on a retrouvés pour l’occasion. L’autre, la photo de Daniel Cohn-Bendit au sourire goguenard est mise en perspective dans un autre film, extrait d’une projection à Visa pour l’image.

Les 3 présentations actuelles seront visibles jusqu’au 16 janvier 2011.

Notes:

[1] Pour plus de détails, on consultera mon billet sur Le contraste local où ces questions de plage dynamique sont abordées.

[2] Sur la brochure imprimée consacrée aux expositions actuelles, on peut lire qu’une partie des photographies de cette donation seront projetées en plus des documentaires. On lit aussi qu’une exposition consacrée à Gilles Caron est en préparation. Sur le site internet, par contre, il n’est plus question de projection de photos et on ne parle plus de l’organisation de cette exposition...

[3] Détails ici. À part une bande-annonce, je n’ai pas trouvé les films sur internet... Il y a donc encore des oeuvres qu’on ne peut voir qu’à travers les canaux traditionnels ;-)

Béat Brüsch, le 8 novembre 2010 à 21.52 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: argentique , musée , photographe
2 commentaires
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    1

    "j’ai l’impression qu’on ne voit plus beaucoup de noirs aussi plats de nos jours, parce que je pense qu’on s’habitue à des noirs plus travaillés, bref, parce que notre regard est peut-être en train de se modifier."
    Après avoir travaillé 30 ans en argentique et près de 10 ans en numérique, je ne peux que confirmer votre sentiment. En argentique, si l’on débouchait trop les ombres, au-delà d’un certain point on grisait les noirs. En numérique, on a plus ce problème. Et le fait d’en avoir la possibilité, incite à aller chercher systématiquement du détail dans les ombres. Le regard se modifie. A tel point que parfois je vais regarder des tirages anciens que j’aime, juste pour retrouver les anciennes valeurs et moins déboucher mes ombres. :-)

    Envoyé par Thierry, le 9.11.2010 à 09.46 h
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    2

    Ah, nostalgie :-)
    Après avoir quelque peu abusé de ces nouvelles possibilités de débouchage (sans aller toutefois jusqu’au HDR !) je me suis assagi et ne les utilise plus qu’avec beaucoup de retenue, juste pour montrer qu’il y a quelque chose dans l’ombre, mais que cela reste une ombre.

    Envoyé par Béat Brüsch, le 9.11.2010 à 10.17 h
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