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Le musée de l’Élysée consacre toutes ses salles à l’exposition de photographies de Hans Steiner (1907-1962). Hans Steiner est un photographe suisse dont on se demande pourquoi il a été si longtemps méconnu. Sa (re)découverte est un enchantement. La Suisse des années 30 à 60 a certes été documentée par de grands photographes tels que Hans Staub, Paul Senn ou même Gothard Schuh, mais aucun d’eux ne l’a fait d’une manière aussi profonde, originale, passionnée et surtout aussi diversifiée que Hans Steiner. En tant que photographe indépendant il travaille à la commande pour des magazines, mais aussi pour des publications promotionnelles tant gouvernementales qu’industrielles. Il n’est donc pas un photoreporter dans le sens puriste qu’on prête habituelement à cette qualité. Mais, quel que soit le registre dans lequel il oeuvre, son enthousiasme et son optimisme nous en disent beaucoup sur une vision moderniste à laquelle nous ne sommes pas habitués s’agissant de son temps. Même en reportage il recherche toujours une approche, un cadrage, un angle qui soient formellement innovants, mais avec une sincérité qui sert sa quête de sens permanente. Peut-être que cette approche subjective le situe déjà dans notre modernité...

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Piscine KaWeDe, Berne, 1935-1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Dans un des textes du livre publié parallèlement à l’exposition [1], Jean-Christophe Blaser et Daniel Girardin, les deux curateurs de l’exposition, nous expliquent pourquoi les photographies de Steiner ne pouvaient pas être « visibles » avant l’époque actuelle. Comme les autres grands photoreporters de son temps, Hans Steiner s’intéressait bien aux problèmes de société (monde du travail, paysannerie, pénurie, chômage, etc) mais son optimisme et sa curiosité le portaient aussi à poser son regard vers les loisirs, le sport, les débuts de la société de consommation, le rôle des femmes, ainsi qu’à documenter la vie privée. Cela le distingue nettement des photographes de presse de son époque, tous très engagés socialement. Pour l’historien de la photographie d’il y a 20 ans, cela n’entrait tout simplement pas dans les schémas du photojournalisme. Depuis, l’histoire de la photographie nous a appris à reconnaitre d’autres valeurs que celle de « l’instant décisif » en prêtant des qualités à des images plus « fabriquées ». Comme l’expriment bien les deux auteurs : « (aujourd’hui) ... La photographie se conçoit moins comme quelque chose que l’on ‹prend› que comme quelque chose que l’on ‹fait ».

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Le premier escalier roulant à Berne, grand magasin Loeb, 1957
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette image est emblématique des questions qui se posent quant à la réception passée et actuelle des images de Steiner. La photographie a paru dans un publireportage du supplément dominical de la Neue Berner Zeitung. Ce contexte de publication ne lève pas les ambiguïtés que d’aucuns pourront noter quant à la « pureté » de la démarche de Hans Steiner. Pourtant, je trouve que ces limitations restent ici secondaires, tant elles sont transcendées par la vision d’une célébration moderniste du progrès technique et d’une société de consommation naissante. Ici, l’existence et la qualité de cette vision m’importent bien plus que son contexte.


Hans Steiner exerce d’abord le métier d’employé de commerce et se voue à la photographie dans ses loisirs. Aux Grisons, il se retrouve rapidement au service d’un photographe paysagiste et portraitiste qui lui enseignera toute sa science. Quelques emplois plus tard, en 1933, il commence à publier des reportages dans des magazines alors qu’il est encore associé à un autre photographe. Il est de retour à Berne, sa ville natale qu’il ne quittera plus. Dès 1935 il est indépendant et réalise plusieurs dizaines de reportages par année pour la presse illustrée. Son activité de reporter culmine en 1939 avec plus de 120 reportages publiés dans différents magazines. Dans les années de guerre, il est mobilisé en service actif et publie peu de reportages. Il s’est intéressé à l’armée déjà bien avant la guerre. Le portrait officiel du général Guisan, bien connu des Suisses, est de lui. Après son service actif, il réalise plusieurs reportages sur l’armée et bon nombre de ses images sont censurées par le haut commandement de l’armée. [2] Après-guerre, son activité de photoreporter reste modeste, mais sans disparaitre complètement. Il se consacre d’autant plus à ses activités en studio (portraits) et réalise de nombreuses commandes, en studio ou à l’extérieur, pour des entreprises industrielles ou artisanales. Contrairement à l’usage chez les photojournalistes, Hans Steiner dispose depuis 1935 d’un atelier de photographie, une vraie petite entreprise. Dans les périodes où il réalisait beaucoup de reportages, il pouvait se fier à son personnel. Ceux qui l’ont connu le définissent comme un personnage ouvert et chaleureux. Plusieurs de ses employés et apprentis deviendront à leur tour des photographes recherchés.

L’étendue du champ d’action de Hans Steiner était très vaste. Il a pratiquement tout photographié : il était de toutes les fêtes et commémorations, sur le terrain de tous les sports. L’armée, la famille, les enfants, les femmes, sont des sujets sociétaux qu’il soignait particulièrement. Les prouesses industrielles et techniques tout comme les paysages et la nature furent pour lui une source d’émerveillement. Il était un alpiniste chevronné et un skieur hors pair. Il a évidemment photographié cela. Il gagna une grande renommée lorsqu’il documenta plusieurs années de suite (1935 - 1938) les ascensions dramatiques puis la première victoire de la paroi nord de l’Eiger.

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Match de football, stade du Wankdorf, Berne, vers 1935
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette photographie me fait sourire et m’interroge. Allait-on vraiment dans cette tenue aux matches de foot ? Le photographe a-t-il vraiment rencontré ces deux élégants personnages au stade et leur a-t-il alors fait prendre la pose ? S’agit-il peut-être de VIP ? A-t-il engagé des mannequins pour cette image, mais alors pourquoi ne pas mieux montrer le cadre du stade ? (Le stade du Wankdorf à Berne était le théâtre des grandes finales et des matches internationaux.)


Très tôt, il a commencé à classer ses archives d’une manière très précise en les rangeant par thèmes. Dès les années 50, plusieurs collaborateurs étaient chargés de les tenir à jour afin qu’elles servent de catalogue dans lequel les éditeurs venaient choisir des photos d’archives pour toutes sortes de publications. Aujourd’hui on appellerait cela une banque d’images ! Les photos étaient sélectionnées et tirées sur papier par contact, puis collées sur des feuilles spéciales, numérotées et proprement répertoriées par thèmes. La plupart du temps il n’y avait pas de distinction claire entre les photographies provenant de reportages pour la presse, de mandats privés ou encore d’images personnelles. L’ensemble était parfait pour une exploitation en qualité de banque d’images, mais il ne fait pas du tout le beurre des historiens et chercheurs. Et pour cause, les images ne sont pas munies d’indications contextuelles et n’ont pas de dates !

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Clic pour voir plus grand

© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Quand le musée de l’Élysée a acquis le fonds Hans Steiner, en 1989, il s’est retrouvé à la tête de 100’000 photographies, à inventorier, conserver, restaurer, numériser, bref, à valoriser. Les planches de contact - qui n’en sont pas vraiment puisqu’il s’agit de sélections et regroupements - ont posé de gros problèmes. Pour s’y retrouver, il a fallu consulter les archives des nombreux magazines de Suisse allemande pour lesquels il avait travaillé. Cependant, au-delà des difficultés de datation, ces planches nous en disent tout de même beaucoup sur la personnalité de Steiner. Elles nous racontent l’histoire telle que le photographe l’a voulue et qui n’est souvent pas la même que celle qu’en ont tirée les magazines.

Face à l’ampleur de la tâche le Musée de l’Élysée a engagé des collaborations avec l’Université de Lausanne, l’Institut suisse pour la conservation de la photographie et le Büro für Fotogeschichte de Berne ainsi que des partenariats avec de nombreuses autres institutions. Comme on « tenait » un grand photographe national pour la reconnaissance duquel tout était à faire, des financements publics et privés ont été possibles.

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Formation des guides de montagne, Club alpin suisse1937-1938
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

La faculté des lettres de l’université de Lausanne (Unil) a consacré un cours-séminaire (semestre d’été de l’année universitaire 2006-2007) au fonds Steiner. Un site internet très fourni est consacré aux travaux réalisés à cette occasion et à d’autres, dont certains sont encore en cours. On peut ainsi accéder à la base de données des planches de contact évoquées plus haut. On y trouve des contributions d’étudiants sous forme de pdf, des diaporamas et des vidéos. Des dossiers thématiques et des vidéos sont à voir également sur ce site de l’Unil.
Il faut signaler en particulier un film vidéo composé d’un diaporama commenté et sonorisé (Réal. Daniel Girardin et David Monti - 1/2 h) qu’on peut aussi se procurer sous forme de DVD. Au-delà de l’oeuvre de Steiner, ce film est un véritable petit traité de suissitude, avec ses petits bonheurs éclatant comme des bulles au milieu des pesanteurs du temps. (La petite musique nostalgique et insistante des compères Francioli-Bourquin n’est pas étrangère à l’empathie qui s’en dégage.) Accès direct en streaming ici.

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Jeune Suissesse, vers 1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Hans Steiner s’est peu exprimé sur son esthétique et sur ce qui le motivait dans la réalisation de ses images. Sa formation autodidacte le rendait probablement mal à l’aise pour théoriser sur le sujet. Dans ses meilleures photographies, du moins dans celles qui nous parlent le plus aujourd’hui, on perçoit cette volonté de réaliser l’image parfaite, maitrisée, qui dit clairement ce qu’elle a à dire. Comme une évidence. On peut aisément imaginer qu’un autodidacte doive en faire plus pour prouver sa valeur, c’est peut-être pourquoi il avait de hautes exigences. Peut-être que la pratique de la publicité, encore bien naïve et presque familière à l’époque, lui a donné le sens du « petit truc » visuel qui fait qu’une photographie sera regardée avec le sentiment, pour le spectateur, qu’il a compris quelque chose. (Il faut voir à ce sujet, dans l’exposition, le publireportage qu’il a réalisé pour la voiture Opel Olympia.)
En matière de cadrage et de hauteur de vue, l’usage d’un Rolleiflex n’est pas sans influence. La visée ne se fait pas à hauteur d’oeil. Elle se fait sur le dépoli de l’appareil qu’on tient à hauteur de poitrine ou sur le ventre. Comme le notent Philippe Kaenel et François Valotton : [3] « Le Rolleiflex favorise les cadrages pensés et son format carré induit une découpe spatiale, c’est à dire une relation formelle ou formalisée au monde explorée par Steiner avec une grande maitrise ... » [4] On peut remarquer que, du moins dans les publications livresques auxquelles il a participé, ses images étaient publiées au format carré. Le fait était-il courant dans l’édition ? Je n’ai pas vérifié, mais il est intéressant de relever qu’il n’y avait rien à retrancher à ces photos.
Il semble que Hans Steiner ne s’est jamais pris pour un artiste. De son vivant, il n’a pas organisé d’expositions de ses photographies et, jusqu’à ce jour, il n’y avait pas de monographie à son sujet. Il a pourtant été un photographe reconnu et recherché à l’époque où ses reportages étaient nombreux (années 30) et on explique mal, aujourd’hui, la relative désaffection qu’il a subie plus tard de la part de la presse. Times are changing ?

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Orphelin belge en Suisse, 1945
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

L’enfance tient une place particulière dans l’oeuvre de Hans Steiner. À la fin de la guerre, il réalise un reportage sur l’arrivée de centaines d’enfants orphelins victimes de la guerre. [5] Ses archives révèlent 180 photos sur le sujet, documentant tous les aspects factuels de ce triste évènement, y compris les séances de désinfection. La Schweizer Illustrierte Zeitung n’en publie qu’une dizaine de portraits attendrissants. Une courte vidéo montre bien les conditions de cet accueil et les ambiguïtés de la politique réactionnaire des autorités. Après, on peut se demander si les photographes et la presse ont été instrumentalisés pour faire de la propagande sur les activités humanitaires du gouvernement.


En 1956 il prend fait et cause pour la sauvegarde d’un vallon alpin menacé d’être anéanti par un projet hydro-électrique. Il publie dans Die Woche un reportage montrant les technocrates citadins inspectant les lieux en les confrontant aux autochtones dans leur environnement naturel idyllique. Le reportage met tant en émoi la population suisse que le gouvernement devra renoncer. (Mentionnons que les promoteurs du projet hydro-électrique étaient de bons clients de Steiner et qu’il avait réalisé de nombreuses photographies pour leur compte. Comme quoi, il avait un certain sens des priorités...)
Plus tard, en 1962, il s’investira fortement dans une entreprise de fouille archéologique pour mettre à jour une cité engloutie 3 siècles plus tôt sur la frontière italo-suisse. Lors d’une conférence destinée à récolter des fonds il s’effondre, victime d’une crise cardiaque, à 55 ans.

L’exposition se tient jusqu’au 15.05.2011 au Musée de l’Élysée, après quoi elle circulera dans différents lieux de Suisse. Un livre - qu’on peut acheter en ligne sur le site du musée - est édité à cette occasion : Hans Steiner - Chronique de la vie moderne.

Notes:

[1] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 17 et suivantes

[2] C’est ses photographies de la guerre qui ont été les premières à avoir contribué à sa reconnaissance. Le musée de l’Élysée en avait fait le thème d’une exposition en 1989, peu après avoir acquis ce fonds.

[3] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 171

[4] Je peux en témoigner en ce qui concerne la hauteur de vue. Mon premier appareil de photo « sérieux », un Exacta 1000, était muni d’un viseur sur dépoli. Cela change tout. Pour chaque prise de vue, on est amené à se poser la question du positionnement vertical, alors qu’avec une visée directe, à hauteur d’yeux, on le fait beaucoup moins. De plus, ce que l’on voit, ressemble déjà à une image bien délimitée. Mais cela, nous le connaissons aujourd’hui avec la visée sur écrans des appareils numériques.

[5] Raconté en détail par Philippe Kaenel et François Valotton, professeurs à L’UNIL, dans le livre Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 180

Béat Brüsch, le 24 février 2011 à 16.27 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: Suisse , musée , photographe , recherche
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Les prix du World Press Photo 2011 ont été attribués vendredi 11 février. Le premier prix a été attribué à Jodi Bieber pour son portrait d’une jeune afghane dont le nez et les oreilles ont été coupés par des talibans parce qu’elle avait quitté son époux. Si vous n’étiez pas abonnés au Times qui a publié cette photo en août 2010, vous la trouverez aisément sur l’un des milliers de blogs et sites de news qui l’ont diffusée durant ce dernier week-end. Pour l’instant, il semble que les différents choix du jury ne font pas trop de vagues et que les polémiques passées sont apaisées. La disqualification de Stepan Rudik en 2010 a probablement servi d’avertissement sévère aux photographes tentés par une postproduction sortant des limites traditionnellement admises. [1]

Pour essayer de dépasser les lieux communs et les certitudes assénées en une seule phrase qui émaillent les commentaires de nombre de sites qui ont repris les résultats du WPP, on peut se poser quelques questions utiles, comme celles que formule Vincent Lavoie : ...« Mais que récompense-t-on exactement par l’attribution d’un prix du World Press Photo (WPP) ? Le photographe, l’image ou l’événement ? Si le photographe est le destinataire des honneurs, l’est-il pour son engagement éthique, sa probité journalistique ou son talent et ses habiletés esthétiques ? L’image est-elle primée en raison de sa valeur informative et testimoniale ou à cause de ses propriétés formelles et narratives ? Et l’événement, le retient-on pour sa valeur historique ou pour sa photogénie ? Les informations publiées sur le site de la fondation du WPP à l’attention des candidats sont bien laconiques sur la nature et l’objet du mérite. »... On trouvera un historique de l’émergence des « préceptes normatifs de l’image de presse » donnant quelques réponses à ce questionnement dans l’article de Vincent Lavoie paru dans la revue Études photographiques. [2]

Une des récompenses du jury m’a toutefois interpelé, du fait de sa nature volontairement polémique. (Quelques blogs anglophones s’en sont émus aussi.) Le photographe Michael Wolf a reçu une mention honorable pour son « travail » basé sur la collecte de photographies issues de Google Street Views. Michael Wolf est un photographe qui a déjà remporté 2 premiers prix du WPP avec de « vraies » photographies. Dans une interview au British Journal of Photography, il prétend que ces images sont « ses » photos, car il n’a pas fait de simples copies d’écran. Il a utilisé sa camera, montée sur un trépied, pour cadrer le détail exact qu’il voulait. « Ces images n’appartiennent pas à Google, car je réinterprète Google. Je m’approprie Google. Si vous considérez l’histoire de l’art, il y a une longue histoire de l’‹appropriation. » En effet, l’art d’appropriation (appropriation art) n’a pas fini de susciter de vives polémiques. [3] Il semble d’ailleurs que le souhait de Michael Wolf soit justement de provoquer une controverse autour de ces images. Cela ne devrait pas manquer.

Wolf n’est pas le premier à réunir des images insolites pêchées par les caméras automatiques de Google Street Views. Si vous ou moi publions ce genre de collecte, cela ressortira du domaine du signalement. Mais, que cela plaise ou non, si c’est le fait d’un photographe reconnu, cela change la donne. Surtout si le jury du WPP - qu’on a déjà vu plus frileux - se pique au jeu ! Je crains malheureusement que le débat ne se cantonne aux thématiques de l’art de l’appropriation, alors que l’occasion est trop belle de parler, plus généralement, du déluge d’images de toutes natures qui circulent sur nos réseaux, de ce que nous en faisons et de leur influence sur les images diffusée par les canaux traditionnels. Comment contextualiser des images issues de caméras automatiques (j’allais dire aveugles !) ? Après les images des « journalistes-citoyens » munis de téléphones portables, l’iconographie issue des caméras de surveillance peut-elle concurrencer le travail des photojournalistes ? Quels sont l’intérêt et la légitimité de ces images en tant que documents ? La sérendipité présente-t-elle un quelconque intérêt pour des recherches journalistiques ? L’intérêt du travail de Wolf ne serait-il pas de réhabiliter le travail du journaliste en mettant le doigt sur les lacunes de ces images automatiques ?

Google Street View, la prolifération des caméras de surveillance, mais aussi d’autres applications qui, j’en suis sûr, sont en train de germer dans les cerveaux de nos géniaux contemporains, alimentent des flux d’images gigantesques. Les quantités d’images ainsi produites dépassent de loin les capacités d’analyse humaines et devront être traitées par des filtres logiciels pour être valorisées. Il en va presque de même pour les images qui documentent nos petits faits quotidiens, qui remplissent les mémoires de nos appareils mobiles et qui font le gros du trafic des réseaux sociaux. Ces images ont une « valeur » limitée, par leur objet et par la durée de leur intérêt. La quantité d’images de cette nature produites par une seule personne au cours de sa vie deviendra rapidement ingérable sans une assistance logicielle. Ou sans l’usage de la poubelle virtuelle ! Nous vivons déjà, mais cela va s’accélérer, dans une pléthore d’images. Notre capacité à mobiliser notre intérêt pour un grand nombre d’images ayant tout de même des limites, notre appétit pour les images finira par se saturer. La valeur des images pourrait bien se révéler inversement proportionnelle à la quantité d’images produites/disponibles. Dans ce cadre, des images réfléchies et très contextualisées, comme celles produites par les photojournalistes - mais pas que par eux - devraient regagner une position privilégiée, pour leurs qualités documentaires ou testimoniales et pour les valeurs iconiques qu’elles véhiculent.

Notes:

[1] Extrait du règlement du WPP :
11. Le contenu de la photo ne doit pas être modifié. Seules sont autorisées les retouches conformes aux normes actuellement admises dans le domaine de la photographie. Le jury est l’arbitre final de ces normes et peut, à sa discrétion, exiger le fichier original et non retouché, tel qu’enregistré par l’appareil photo, ou un scan brut (non manipulé) du négatif ou de la diapositive.

[2] Le mérite photojournalistique : une incertitude critériologique - Vincent Lavoie in Etude photographiques No 20 - Juin 2007 - La trame des images/Histoires de l’illustration photographique. Lisible en ligne ici.

[3] Pour en savoir plus sur l’art de l’appropriation on consultera cette entrée de WorldLingo. Pour quelques débats, on verra aussi ici, ici ou ...

Béat Brüsch, le 14 février 2011 à 15.27 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: WorldPressPhoto , dispositif , photojournalisme
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Les images des manifestations actuelles en Égypte sont bien plus abondantes qu’elles ne le furent pour les évènements récents de Tunisie. [1] Pour la presse, il n’y a que l’embarras du choix. Plus besoin de puiser dans les archives ou dans des images à la périphérie des évènements pour ne donner qu’une version illustrative de l’actualité.

Le Courrier, quotidien indépendant de Suisse romande, publie une grande photo (de Keystone) en une de son édition du week-end. On y voit une manifestation dans laquelle on brandit des pancartes anti-Moubarak. La légende nous dit : « À l’heure où nous mettions sous presse, la contestation était encore massive dans les principales villes égyptiennes, malgré le couvre-feu nocturne décrété par le président Hosni Moubarak. Ce dernier a appelé l’armée à la rescousse. »

L’image pose quelques problèmes, car elle détonne par rapport à toutes celles qu’on peut voir ailleurs. Ici, les manifestants sont sagement rangés sous leurs banderoles et défilent pacifiquement. On dirait presque qu’ils sont « organisés ». De plus, leur physionomie ne ressemble pas à celle des Égyptiens qu’on s’habitue déjà à voir partout depuis quelques jours. Et pour cause... contrairement à ce que laisse entendre la légende et à ce que peuvent faire croire les textes en écriture arabe, nous ne sommes pas en Égypte, mais dans une manifestation qui s’est déroulée le 28 janvier à Istanbul. (Vous en doutez ? Une autre photo - de Reuters, celle-là - prise dans la même manifestation, est visible ici, au No 50)

Le Courrier nous a habitués - mais pas convaincus - à une utilisation des photographies pour le moins originale. Régulièrement décalées par rapport aux réalités textuelles, leurs images se rangent résolument dans le registre illustratif [2] sans qu’on sache toujours pourquoi, alors que la légende ne fait souvent qu’épaissir le mystère qui entoure ces choix éditoriaux. Est-ce par maladresse, par un besoin d’anticonformisme ou pour des raisons économiques qu’on nous propose régulièrement des photographies qui ont l’air d’être des deuxièmes choix ? Cette fois, on a visiblement opté pour un sujet qui correspond à l’imagerie du réalisme révolutionnaire tel qu’il se doit d’être véhiculé par un journal de gauche : tous rangés derrière la même bannière, les chefs devant et « à bas le dictateur ». Ce n’est malheureusement pas exactement ce qui se passe en Égypte. On en est même bien loin, car on constate dans tout le pays qu’il s’agit bien d’un mouvement spontané et inorganisé, issu d’un ras-le-bol grossièrement formulé. Montrer cela de la manière dont le fait cette couverture est juste ridicule et touche à la désinformation.

Le dispositif graphique de cette couverture, avec son titre, son image et sa légende s’affirme clairement comme une contribution de type documentaire, alors qu’en réalité, il est construit à la manière d’une illustration qui ne dit pas son nom. Cette ambiguïté mensongère, qui heureusement n’est pas reprise dans les pages intérieures, fait aujourd’hui passer Le Courrier pour une vulgaire feuille de boulevard.

Notes:

[1] Voir par exemple ces 2 billets sur Culture Visuelle :
- Egypte : de la révolution dans les images
- Suivre de loin la médiatisation en ligne des évènements Egyptiens.

[2] « Illustratif », au sens d’une image mise au service d’un discours, en opposition à une image documentaire. Selon les concepts développés dans ce billet.

Béat Brüsch, le 30 janvier 2011 à 12.33 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: dispositif , documentaire , illustration , photojournalisme , presse
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On apprenait hier dans la version papier du Courrier - article similaire aujourd’hui sur Swissinfo - que des artistes suisses dénoncent une prise de position sur la culture venant de l’UDC, le parti de l’extrême droite populiste. Dans une lettre ouverte au président du parti, une centaine d’artistes déclarent faire partie, eux aussi, de ces « artistes d’État cajolés » cités et fustigés par le parti ultraconservateur.

Lors de sa dernière assemblée, il y a un mois, le parti a présenté son nouveau programme en consacrant, pour la première fois, un texte de 3 pages à la culture. La chose était passée inaperçue, car le battage médiatique s’était concentré sur des détails de forme bien plus croustillants. (C’est bien connu, les journalistes tendent les micros vers celui qui éructe le plus fort, au point d’oublier certains détails !) On savait déjà, depuis l’affaire Thomas Hirschhorn, que la culture et l’art d’aujourd’hui n’étaient guère prisés chez ces gens-là. Mais les règles n’avaient encore jamais été formulées dans un programme. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’on n’est pas déçus : tous les poncifs attendus s’y retrouvent. Ainsi, on oppose la culture populaire à une « culture d’état » et on prétend aussi que la culture « n’a qu’un seul but : créer quelque chose qui plaise au public et à ceux qui le pratiquent. » D’autres points de vue du même tonneau sont à lire dans l’article de Swissinfo ou directement sur le rapport (pdf en français, 28 ko). Il vaut d’ailleurs la peine de lire ce rapport pour voir, à chaque paragraphe, suer la haine de l’ouverture et de la modernité, pour mesurer cette volonté d’étouffer toute expression de liberté et pour prôner un dirigisme bien pire que celui qu’il voudrait dénoncer. De nombreuses et naïves contradictions émaillent le texte en témoignant d’une méconnaissance crasse des faits culturels. Comme toujours, on prône des idées élaborées au Café du commerce en ne se souciant pas le moins du monde de leur viabilité réelle et de leur mise en oeuvre, du moment qu’on ne cherche que l’adhésion populiste.

Habituellement, j’évite de parler de la merde brune qui envahit peu à peu nos plus belles démocraties. Ça salit les mains et je n’ai pas envie de participer, même modestement, à un buzz qui ne pourrait qu’être profitable à ceux qui l’ont provoqué. Coïncidence vertigineuse : dans la même édition du Courrier, on pouvait lire un article repris d’Amnesty International qui rapporte qu’au Pakistan, les extrémistes religieux font exploser des magasins de CD et s’en prennent à la vie des musiciens.

Quand on voit qui sont les gens dérangés par la culture, on a envie d’être ministre de la culture ;-)

Béat Brüsch, le 5 janvier 2011 à 16.11 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: culture , politique , société
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Consterné et incrédule, je prends connaissance de la nouvelle photo grisouille officielle du gouvernement suisse. Il faudrait être motivé par un civisme intense et par une grande ferveur citoyenne pour s’enthousiasmer d’une pareille image. Cela transpire l’ennui, la résignation et la pesanteur d’un reste de fondue froide un lendemain de cuite.

On nous dit, sur le site de la confédération : « ... elle s’inspire de la première photo officielle du gouvernement, datant de 1993, et met en évidence la transformation de celui-ci : le collège ne comptait alors qu’une seule femme contre quatre aujourd’hui, auxquelles s’ajoute la chancelière de la Confédération. » Eh bien justement, pour l’avènement de cette nouvelle majorité, j’attendais un brin d’originalité, une petite marque distinctive, une différence quoi. Et là non, on se coule dans le moule des prédécesseurs. On ne voit pas la différence, ça le fait pas.

Et le noir, c’est bien connu, ça va avec tout. Ça ne dérange pas. On connaissait déjà les sourires crispés. Mais ici, c’est comme si on voyait à l’oeuvre l’imaginaire tétanisé par la peur de déranger.

Vous pouvez voir cette nouvelle photo du Conseil fédéral sur le site officiel. Moi je n’ai même pas envie de l’afficher ici.

Béat Brüsch, le 1er janvier 2011 à 16.52 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: peoples , société
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