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histoires d’images, points de vue,


Belle image, irréelle et amusante, aujourd’hui sur le site d’Astronomy Picture of the Day. Juste comme ça pour l’été, pour le rêve, pour la légèreté, en passant. Mais juste comme ça en passant, cela ne m’empêche pas de remarquer que chez les astronomes, on ne publie pratiquement que des photos bidouillées et que cela ne pose jamais de problème. Toutes les manips, qu’elles soient dans le dispositif de prise de vue ou postproduites sont consciencieusement déclarées, expliquées. N’a-t-on jamais traité les astronomes de menteurs ?

Voir l’original et les explications ici.

Béat Brüsch, le 3 août 2010 à 13.06 h
Mots-clés: photojournalisme , photomontage , presse , retouche
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Certains observateurs, au nombre desquels je me compte, ont noté que les photographies sont de plus en plus utilisées en tant qu’illustrations par la presse. Ce distinguo ouvre le champ de la photographie de presse à des pratiques habituellement réservées à d’autres disciplines photographiques. Cela ne va pas sans grincements, car les règles du jeu ne sont pas toujours connues et il arrive même qu’elles varient en cours de partie. Chaque nouvelle « affaire » nous arrache un soupir accablé qui se prolonge à la lecture des commentaires de certains blogs. L’incident de retouche qui défraie la chronique de ces derniers jours dans le monde anglophone ne dément pas cette impression de déjà vu. Nous avons, d’un côté, une presse qui prend certaines libertés avec la « sacro-sainte » vérité des photographies et de l’autre, des lecteurs qui, tels des vierges effarouchées, s’étranglent de dépit en se répandant en considérations naïves sur les trahisons des journalistes.

Il serait temps de clarifier le statut des images de presse à l’aune des pratiques récentes. On a dit et redit que les images ne représentent, au mieux, que ce que le contexte autorise. Le contexte n’est pas seulement constitué des éléments entourant la prise de vue, ses effets se poursuivent dans les conditions éditoriales. Il me semble que le public contemporain devrait être apte à comprendre qu’une photo illustrant une couverture de magazine est souvent à prendre comme une image servant en premier lieu à vendre ledit magazine. La profession journalistique est ici fautive de ne pas communiquer sur la différence entre images à caractère publicitaire et images au caractère documentaire incontestable. C’est le noeud du problème. La profession à trop longtemps - et jusqu’à l’usure - proclamé son objectivité. Forte de cette aura, elle ne peut plus maintenant nuancer cette affirmation. Elle y retrouverait pourtant une certaine crédibilité... si cela se peut encore.

L’affaire, donc... L’édition du 19 juin du magazine britannique The Economist présente, en couverture, une photo du Président Obama pensif, seul, sur une plage de Louisiane ensoleillée avec, à l’horizon, une plateforme pétrolière. Le journaliste du New York Times (NYT) Jeremy W. Peters a découvert la photo originale de Larry Downing (pour Reuters [1]) et en fait part sur son blog le 5 juillet. Sur cette image, on voit que le Président Obama n’était pas seul. Il était accompagné de Mme Charlotte Randolf, responsable d’une paroisse locale et de l’amiral Thad W. Allen des Coast Guard. Tous les deux ont été « éliminés » en postproduction, l’un par recadrage et l’autre par effacement. Rapidement, le blog du NYT fait une mise à jour en publiant un e-mail reçu de l’éditrice Emma Duncan, responsable de la parution de cette image au The Economist. Elle y affirme, en substance, que « Mme Charlotte Randolf a été effacée de l’image pour ne pas dérouter le spectateur par la présence d’une personne inconnue et que ce n’est pas la première fois que The Economist modifie des photos de couverture. Nous ne voulons pas tromper le lecteur. Nous voulions centrer le sujet sur M. Obama, mais pas dans le but de le montrer isolé. Le sujet de l’histoire n’est pas le dommage causé à M. Obama, mais au business des USA. » [2]

Petite nouveauté, cette fois : la rédaction fautive ne cherche pas à nier en s’enfonçant dans le ridicule comme l’avait fait ParisMatch avec les bourrelets présidentiels. Mais il faut dire aussi que la rédaction du The Economist s’est fait prier : sollicitée quelques jours avant la parution du billet sur le blog du NYT, elle n’a pas cru bon de réagir et ne s’est expliqué qu’une fois le billet paru. Les explications de Mme Emma Duncan sont maladroites et surtout incomplètes. À quand un exposé clair des considérations qui président à ces choix éditoriaux ? Pourquoi ne pas affirmer clairement qu’une image de couverture de magazine peut être fabriquée pour mieux porter une idée ? Le désir d’une image épurée est certes une très bonne raison pour opérer une retouche, mais dire que cela contribue aussi à mieux vendre - car une image simple, plus facile à décoder, est aussi plus vendeuse ! - serait un complément utile.

Comme on a déjà pu le remarquer, j’ai une conception assez libérale des pratiques de retouche. Celle dont nous parlons ici ne me choque pas plus que d’autres. Je pense que cette image de couverture est plutôt bonne et illustre bien l’idée d’un président fort préoccupé par le problème causé par cette gigantesque fuite de pétrole. Que la photo originale ait été différente ne me choque pas plus que cela. Ce qui me choque, c’est qu’on ne joue pas cartes sur table en ne nous disant pas tout sur le statut de cette image. Pourtant, The Economist n’en est pas à sa première couverture mettant en scène le Président Obama de façon illustrative, on en trouve plusieurs de ce type sur internet. Ces couvertures sont plutôt bien perçues, car en général, les éléments contenus dans l’image ne laissent aucun doute sur son aspect conceptuel. Souvent le président est replacé sur un fond non photographique. Avec le Golfe du Mexique, le fond était « trop beau » et l’ensemble correspondait parfaitement au concept voulu. On aurait pu le produire plus artificiellement, de manière à dénoter l’aspect fabriqué, mais cela aurait été moins efficace (tant du point de vue d’une « image-idée » que d’un point de vue « vendeur »).

Ne pas communiquer sur sa politique d’image et en particulier pour celles qui peuvent prêter à discussion, c’est infantiliser le lecteur. Il serait pourtant simple de mentionner - cela se fait dans certains magazines - une signature du genre « image réalisée avec trucage ». Plus généralement, on devrait pouvoir trouver dans l’impressum de chaque organe de presse une déclaration claire et complète de sa charte des images. Les organes de presse doivent cesser de se cacher derrière l’intangibilité d’une vérité photographique à laquelle plus personne ne croit. Il faut exposer aux lecteurs les contextes de parution des images. Ce double langage qui, d’un côté, prône tout un fatras de fausses vérités liées aux images, et de l’autre, est régulièrement pris en défaut dans la pratique est contreproductif. En entretenant ces déclarations de vérité, la presse rend tous ses dérapages encore bien plus insupportables.

Les commentaires sur le blog du NYT sont, à ce titre, exemplaires. Majoritairement contre cette retouche, beaucoup dénotent une forte déception, une vraie trahison de la part des journalistes. (Le fait que The Economist soit d’origine britannique, tout comme la société BP, ajoute une dimension au débat.) Comme souvent dans ce genre d’affaires on tombe sur quelques commentaires faisant le parallèle avec les trucages de photos staliniennes. C’est une sorte de point Godwin du domaine de la retouche photo ;-) Je rappelle à ces rescapés d’un autre âge que 1) les personnages supprimés des photos staliniennes l’étaient en général aussi physiquement, ce qui donne un certain vertige à ces retouches-là, et 2) que des ressources spécialisées [3] disposent d’un arsenal bien plus élaboré d’exemples et de propos sur la retouche.

Détail piquant : sur le blog du NYT, aucun commentateur, sauf un, ne s’est étonné de l’effet de téléobjectif faisant apparaitre une plateforme pétrolière comme très proche du rivage alors qu’en réalité elles en sont fort éloignées. Un commentateur relève qu’il s’est rendu des centaines de fois sur les côtes de Louisiane et n’y a jamais vu de plateformes pétrolières. Soit les gens connaissent bien cet effet optique et l’acceptent, soit ils pensent que les plateformes sont réellement tout près du rivage. Mais dans les deux cas, il faut reconnaitre qu’il s’agit d’une sérieuse déformation de la réalité. Et que de montrer le président Obama si proche d’une plateforme est peut-être tout aussi mensonger que de le montrer seul sur cette plage... À moins que les artifices dûment enregistrés par les appareils photo ne soient moins condamnables que ceux réalisés en postproduction ?

Notes:

[1] L’agence Reuters semble cette fois hors de cause. Échaudée par l’affaire Adnan Hadj en 2006, elle s’est depuis munie d’une charte sévère concernant les altérations des photos qu’elle diffuse. Ce qui ne l’a pas empêchée de se retrouver dans une mauvaise posture récemment, pour des retouches sur des photos prises lors de l’intervention sur le Mavi Marnara, le navire turc qui se dirigeait vers Gaza.

[2] Emma Duncan, deputy editor of The Economist, told us this about the cover in an e-mail message on Monday :

I was editing the paper the week we ran the image of President Obama with the oil rig in the background. Yes, Charlotte Randolph was edited out of the image (Admiral Allen was removed by the crop). We removed her not to make a political point, but because the presence of an unknown woman would have been puzzling to readers.

We often edit the photos we use on our covers, for one of two reasons. Sometimes — as with a cover we ran on March 27 on U.S. health care, with Mr. Obama with a bandage round his head — it’s an obvious joke. Sometimes — as with an image of President Chavez on May 15 on which we darkened the background, or with our “It’s time” cover endorsing Mr. Obama, from which the background was removed altogether — it is to bring out the central character. We don’t edit photos in order to mislead.

I asked for Ms. Randolph to be removed because I wanted readers to focus on Mr. Obama, not because I wanted to make him look isolated. That wasn’t the point of the story. “The damage beyond the spill” referred to on the cover, and examined in the cover leader, was the damage not to Mr. Obama, but to business in America.

[3] Voir par exemple :
sur Mots d’images le Petit observatoire de la retouche
sur Mots d’images avec le mot-clé retouche.
sur Culture Visuelle avec mot-clé retouche.

Béat Brüsch, le 8 juillet 2010 à 01.28 h
Mots-clés: photojournalisme , retouche
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Alexa Meade

J’ai été bluffé l’autre jour quand j’ai découvert les étranges peintures d’Alexa Meade. De prime abord, ses portraits semblent répondre à des canons de la peinture illustrative américaine, souvent pratiquée dans les années 60 dans la foulée de Norman Rockwell. Il s’agit d’une peinture aux coups de pinceau bien apparents, d’allure libres et spontanés, mais en fait parfaitement maitrisés. Les volumes, les ombres et lumières sont en général bien marquées et peuvent trahir une origine photographique du modèle. Mais bon, rien de neuf. Puis, en regardant quelques sujets, j’ai rapidement pensé à des images réalisées avec un logiciel tel que Painter.

J’ai pas mal pratiqué ce logiciel de peinture dans les années 90, lorsqu’il a fallu basculer ma pratique d’illustrateur vers l’informatique. [1] Painter se proposait de reproduire de nombreux effets des médias traditionnels (peintures à l’huile ou acrylique, gravures, lavis, aquarelles, pastels, crayons divers, etc). Attention, il ne s’agissait pas de simplement plaquer une texture sur une image photographique pour faire illusion. Les textures étaient bien là, mais elles interagissaient avec des outils dument paramétrés pour cela. Le logiciel s’en tirait plutôt bien et pouvait faire illusion, surtout entre les mains de quiconque connaissait le maniement du média naturel à imiter et n’était pas rebuté par son interface. Celle-ci devenait, en effet, foisonnante dès qu’on quittait les réglages par défaut des outils. Dit en passant, le fait de reprendre toutes les composantes du comportement d’un outil donnait la mesure des mille détails que notre cerveau est capable de gérer dans leur conduite, sans que nous nous en rendions vraiment compte. Comme il est difficile de dessiner avec une souris (essayez de dessiner avec une patate dans la main !), il fallait, bien sûr, disposer d’une tablette graphique sensible à la pression. Une des étonnantes possibilités de Painter était de pouvoir cloner une image (une photo !) en la reproduisant au moyen l’outil de son choix.

Revenons aux images d’Alexa Meade. À voir certains effets de lumière et ce rendu des volumes proches de la photo (les peintres de la Renaissance ne faisaient pas pareil ;-) je pensais bien être en présence de travaux réalisés en clonage de photos avec Painter. Mais j’ai tout de même été étonné de découvrir des yeux et des cheveux avec un rendu photographique... Tiens, l’image n’est pas terminée... ou bien, peut-être ne sait-elle pas dessiner les cheveux ?

En fait, vous l’aurez deviné, Alexa Meade ne s’encombre pas plus d’un logiciel de peinture que d’une toile. Elle peint directement sur ses modèles. Il ne s’agit pas, comme c’est le cas pour la plupart des peintures corporelles, de simples à-plats de couleurs ou de motifs, étrangers à l’anatomie, plaqués sur un corps humain pris comme support. Ce que cette peinture veut nous montrer, c’est... la peinture. Ou une image de la peinture. Les personnages sont, en quelque sorte, réinterprétés sur l’« objet » en 3D, avant que la prise de vue n’opère sa mise à plat en 2D pour parachever l’illusion. Cela se fait selon des canons culturels forts, ceux d’une technique picturale vigoureuse, propre à orienter notre regard vers une interprétation « en peinture »... pour mieux nous mystifier ensuite en nous plongeant dans de vertigineuses apories visuelles.

Ce référencement à la peinture nous oblige à redéfinir certaines frontières de nos perceptions. Quelle est la part culturelle de notre intelligence visuelle ? Comment se construit une vision en 2D et comment comprenons-nous les objets que nous voyons ? Le filtre culturel - au sens large du terme - me semble très prégnant dans le cas de ces recherches, car nous ne voyons plus ces portraits de la même façon après que le procédé nous a été révélé. Bien que notre regard soit encore troublé, nous tendons tout de même à percevoir une personne peinte plutôt que son portrait peint. Le fait que le dispositif s’applique à des personnes et à leur portrait n’est pas étranger à la force de l’expérience que nous en retirons. Notre regard est bien plus aigu et plus engagé lorsqu’il se pose sur des personnes plutôt que sur des objets inertes.

Je relève un détail technique intéressant. Dans une peinture « normale », c’est à dire appliquée sur son support définitif en 2D, le peintre doit gérer les nuances de couleurs pour rendre compte des réalités selon 3 données : la couleur intrinsèque des « objets », la forme et le volume de ces « objets », leur éclairage (ombres et lumières). Dans les peintures que réalise Alexa Meade, seul le premier point (la couleur) est important, les autres pouvant rester approximatifs. En effet, le second (forme et volume) est donné par l’« objet » qui est le support de la peinture, alors que le troisième (éclairage) est pris en charge par la prise de vue. Cela a pour conséquence que les « objets » (les personnages) ainsi peints conviennent à n’importe quelles conditions de prises de vue sans que leur rendu ne soit ressenti comme faux. C’est l’éclairage - et non la peinture - qui marque les ombres et lumières permettant de « ressentir » les objets de la scène.

Alexa Meade expose les tirages photo de ses portraits, mais propose également ses installations au public de ses expositions. On peut se demander quelle est la part la plus importante de cette oeuvre. Sont-ce les reproductions photographiques des mises en scène ? Ou faut-il préférer les installations qui montrent tout le dispositif ? Je pense que le tout est indissociable. Les portraits dans lesquels l’illusion est presque parfaite ne seraient rien si on ne connaissait le dispositif qui a présidé à leur réalisation. D’autres images, qui font voir un personnage peint placé dans un environnement explicitement photographié, mettent bien en évidence ce questionnement entre réalité et apparence. Ce sont aussi ces images qui font le plus immédiatement penser à un traitement logiciel. De nombreux artistes contemporains ne créeraient pas leurs installations de la façon dont ils le font si la photographie (ou la vidéo) ne pouvait en garder un témoignage. Cette trace n’a pas qu’une valeur documentaire, elle est souvent l’unique possibilité rémunératrice.

Un aspect qui me gêne un peu, est qu’avec un personnage peint, l’artiste propose parfois plusieurs prises de vue différentes. Je pense qu’il y a là, au sens traditionnel de l’oeuvre artistique, qui se doit d’être unique (ou à tirage limité), un certain laisser-aller, un manque d’« autorité artistique ». Dans la création d’images, il est important d’opérer des choix : il faut éliminer toutes les images redondantes et n’en garder qu’une, celle qui correspond le mieux à la vision que l’artiste veut (doit) imposer. Ce n’est pas au public de choisir. Cette étape est capitale - et difficile ! - quand l’informatique permet un foisonnement de variantes tout aussi tentantes et distrayantes les unes que les autres.

Alexa Meade a 24 ans. Elle vit à Washington DC. Elle a oeuvré dans la communication politique. C’est là qu’elle dit avoir eu envie de rendre compte des tensions entre la perception et la réalité. Elle n’a pas de formation artistique proprement dite (peu importe d’ailleurs !). Elle se consacre à ses recherches artistiques depuis à peine plus d’une année et connait un certain succès, en particulier dans la blogosphère. Elle expose dans quelques galeries depuis 2009. Sa prochaine exposition importante se déroulera au mois d’avril 2010 à la galerie Postmaster à New York. D’autres images sont à voir sur son site, ici.

Notes:

[1] J’utilise l’imparfait, mais ce logiciel existe toujours ...

Béat Brüsch, le 24 mars 2010 à 23.41 h
Mots-clés: dispositif , peinture
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Une nouvelle fois, une photo de presse retouchée fait débat. Cette fois, l’histoire est exemplaire, car elle met parfaitement en lumière certaines contradictions dans les usages et l’appréciation de la photo à l’ère numérique.

Le jury du WorldPressPhoto disqualifie après coup le photographe Stepan Rudik, lauréat d’un 3e prix au récent palmarès. Il est apparu au jury que le photographe avait effacé un élément sur une de ses photos. Le règlement du concours précise que « Le contenu de l’image ne doit pas être altéré. Seule une retouche conforme aux standards couramment acceptés dans la profession est acceptée. » [1] Signalée par Sébastien Dupuy, reprise par André Gunthert, l’affaire fait grand bruit sur le blog PetaPixel, si l’on en juge par le nombre de commentaires et des positions tranchées qu’ils révèlent.

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La photo originale
© Stepan Rudik
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La photo primée puis disqualifiée
© Stepan Rudik

La retouche (le bout de pied flou d’un personnage à l’arrière-plan, derrière la main bandée) qui lui vaut sa condamnation est infime et concourt à une meilleure lisibilité du sujet, alors que les autres traitements appliqués à l’image, qui ont un effet bien plus décisif sur son expression, seraient tolérés. L’image de départ est en couleurs, un peu floue, cadrée large et à la va-vite. Pas sûr qu’elle figurerait dans un livre de souvenirs, tellement elle est banale. Qu’à cela ne tienne, on va la rendre intéressante... Un recadrage conséquent, un traitement en noir/blanc avec un grainage « garanti argentique » et un gros coup de vignettage bien charbonneux va transformer cette photo en un document dramatique, digne des terrains de conflits les plus cruels. Ce photographe est un artiste, il a transformé un petit bobo d’un dimanche après-midi de castagne en une méchante blessure qui vaudra sûrement une médaille de guerre à sa valeureuse victime ainsi que le prix Pulitzer à son auteur ! Je me pince, tout cela est parfaitement toléré ! Alors que la suppression d’un petit élément qui n’apporte strictement rien sauf à parasiter la lecture de l’image, n’est pas admise ! On marche vraiment sur la tête.

La décision du jury illustre bien le désarroi d’une profession (et d’une partie du public) qui s’accroche à des repères d’un autre temps. On constate cela dans de nombreux domaines où l’informatique, les réseaux et les flux de données remettent en question bien des modèles ! À l’heure où les logiciels de traitement d’images autorisent une si grande maitrise de leur apparence, on ne peut plus fixer des règles du jeu basées sur un état de la technique (et des croyances) totalement dépassé. En recadrant, le photographe a supprimé de l’image plusieurs personnes, cela n’est pas grave, mais on le sanctionne au prétexte qu’il a effacé un morceau de pied (d’ailleurs flou et difficilement identifiable). Pourquoi accepter des recadrages qui peuvent fortement modifier cette « vérité » dont se targuent les fondamentalistes ? Et pourquoi diaboliser une petite retouche qui n’attente en rien à cette prétendue « vérité » ? Dans un commentaire à son billet, André Gunthert pense que c’est « ...l’ensemble des altérations qui a motivé la disqualification » et que la retouche, s’appuyant sur un article clair du règlement, n’a été évoquée que parce qu’elle permettait d’éviter d’argumenter un débat bien plus compliqué autour des autres traitements apportés à l’image. Il a probablement raison, mais cela ne change rien au fond. Outre le manque de courage du jury, cela montre, une fois de plus, que le débat sur les vieilles croyances autour du statut de vérité des images photographiques n’est pas prêt d’être abordé.

La posture intégriste du jury fait peu de cas de l’éthique dont doit pouvoir se targuer un photographe de presse. Telle la présomption d’innocence, l’honnêteté du photographe de presse ne devrait-elle pas être une disposition préalable ? J’ai déjà eu l’occasion de m’offusquer de cette pratique inquisitoriale consistant, de la part d’un jury, à réclamer les fichiers RAW d’une photo, afin de contrôler l’intégrité de l’image livrée. Mais de qui se moque-t-on ? A l’image du web, qui n’est bien sûr qu’un repaire de « pédophiles-nazis-maffieux », verra-t-on bientôt le discrédit jeté sur tout photographe usant d’un logiciel de traitement d’images ? Va-t-on obliger les photographes de presse à réaliser leurs photos uniquement avec un appareil agréé, dûment plombé par un technicien assermenté et dont les photos ne pourront être recueillies que sous contrôle notarial ?

Dans les critiques aux photos de presse, on reproche souvent leur esthétisation. C’est mal, l’esthétique ? Ne confond-on pas quelques fois l’esthétique avec la clarté ou la lisibilité d’une image ? Certains pensent qu’une prise de vue n’est que le scan d’une vérité visuelle à un instant donné. Ceux qui s’imaginent qu’il suffit de viser et presser sur le déclencheur pour rendre compte d’une vision objective n’ont probablement jamais réalisé une image digne de ce nom. Une image, cela se travaille. Avant la prise de vue, pendant et après. Pour beaucoup, c’est l’« après » qui pose problème. Les (vrais !) photographes sont des auteurs. Cet « après » est pour eux une phase de réflexion permettant de préciser des intentions, de souligner ce qu’ils ont ressenti et qu’ils voudraient montrer. Reproche-t-on à un auteur de texte de choisir ses mots ? Lui demande-t-on de ne pas se relire ?

Sous diverses pressions (commerciales, disponibilité des techniques, soucis de perfection, besoin de reconnaissance de leurs auteurs, etc) les photographies sont en train de changer de statut. Elles ressortissent de plus en plus du domaine de l’illustration - anathème suprême, pour certains ! Ce sont probablement les mêmes qui voudraient que les journalistes ne relatent que des faits, « objectivement », sans donner dans le commentaire et sans laisser apparaitre leur conscience.

Je précise que j’apprécie peu les traitements spécifiques que Stepan Rudik a fait subir à ses photos pour les rendre « intéressantes », mais je me battrai pour qu’il puisse continuer à le faire. (Oui, c’est une citation détournée ;-)

Notes:

[1] « The content of the image must not be altered. Only retouching which conforms to the currently accepted standards in the industry is allowed. »

Béat Brüsch, le 7 mars 2010 à 19.10 h
Mots-clés: WorldPressPhoto , photojournalisme , retouche , éthique
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Mon billet consacré à la petite fille brûlée au napalm vient de dépasser les 10’000 consultations. Il figure largement en tête de la fréquentation de ce blog. (Les suivants n’affichent que 6900 et 3900 consultations). Le reportage qu’Arte a consacré à cette photo [1], il y a quelques jours, a donné un petit coup d’accélérateur : 500 consultations le jour de l’émission et environ 500 autres dans les jours qui ont suivi. Ce billet a été publié pour la première fois le 15 août 2007 sur l’ancienne formule de ce blog (qui ne disposait pas de statistiques aussi détaillées que celles que fournit Spip et qui n’entre donc pas dans ces calculs). Depuis le passage à la formule actuelle du blog (septembre 2008) il ne se passe pas un seul jour sans que le billet soit consulté plusieurs fois. [2] La très grande majorité des visiteurs provient de Google. [3] Loin derrière, on trouve quelques autres moteurs ou index. Parfois, quelques blogs et forums renvoient également au billet.

De ces données on peut rapidement déduire que la quasi-totalité des lecteurs de ce billet est constituée de visiteurs occasionnels (qui ne connaissent donc pas ce blog). Qui sont ces lecteurs et qu’est-ce qui les motive ? Pourquoi ont-ils soudainement l’idée de rechercher ce sujet dans Google ? Cette image est-elle tellement incrustée dans la culture collective pour qu’on ait spontanément envie d’en savoir plus ? Les entrants ont-ils entendu parler de cette image, par la presse, par des sites internet, par leurs amis ?

Il est certes établi depuis longtemps qu’il s’agit ici d’une des icônes les plus connues de la barbarie et des souffrances que les guerres modernes engendrent envers les civils. L’image de la douleur d’un enfant, symbole de pureté et d’innocence, ne peut qu’apitoyer le spectateur et déclencher les plus vives réactions. La sympathie naturelle que suscitent les enfants se transforme en une intense empathie lorsqu’ils sont victimes de souffrances. Pour beaucoup, cela représente la dernière des cruautés (il n’est qu’à voir les réactions ulcérées en présence de crimes sur des enfants). Ici, la nudité de la fillette, vue autant comme une atteinte à sa pudeur que comme un dénuement extrême, en rajoute au registre de l’effroi. Dès sa publication, l’image a fait grand bruit. Dans une période où la guerre du Vietnam - de plus en plus contestée - faisait continuellement la une des médias, elle a marqué les esprits au point d’obtenir rapidement son statut d’icône. La personnification ultérieure de la victime - qui s’en est sortie et mène une vie publique marquée par sa pénible expérience - compte sûrement dans la persistance de cette icône.

Il est difficile de caractériser le public intéressé par cette image. Si cette icône est aussi marquante, c’est moins parce que les valeurs qu’elle défend sont partagées par la plupart des gens, que parce que ce qu’elle montre est ressenti comme insoutenable par tout un chacun. Dès lors, tout le monde est susceptible de chercher des références sur cette image. Il suffit d’avoir une connexion internet. (Et du coup, mon questionnement est un peu vain ;-) Je ne suis pas pour un internet fouineur - comme il s’en profile dans certaines démocraties tout près d’ici - mais je ne peux m’empêcher de « remonter » vers quelques sources, lorsqu’elles s’affichent de manière transparente (referers). Pour ce que je peux voir (je n’ai aucune compétence de hacker) il y a effectivement une grande diversité de personnes s’intéressant au sujet. Tout au plus, ai-je noté que le sujet émouvait souvent un public de jeunes filles ingénues, découvrant avec écoeurement les cruautés du monde, ainsi que le « voyeurisme » et l’« insensibilité » des photographes de presse.

On peut remarquer qu’il n’y a aucun commentaire sur ce billet (ils sont maintenant fermés, mais ils sont restés ouverts pendant très longtemps). D’après les analystes qui constatent globalement qu’entre 1% et 1‰ de visiteurs laissent un commentaire, il devrait y en avoir entre 10 et 100 ! Ces visiteurs peu actifs ne sont sûrement pas des habitués des blogs ou, plus largement, des débats. Ils ne s’intéressent pas outre mesure à la photo (le principal sujet de ce blog), mais à un sujet figurant sur une photo, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. (S’ils s’intéressaient à la photo, ils reviendraient peut-être, mais ce n’est pas ce que je constate.)

Pour tenter d’y voir plus clair, essayons de comprendre les données, objectives (?), fournies par les mots-clés que saisissent les visiteurs sur Google. En tête des demandes viennent Nick Ut et Kim Phuc (2e et 3e rang de la page de résultats). Cela pourrait dénoter que les visiteurs qui accèdent le plus au billet sont déjà des « connaisseurs » puisqu’ils savent les noms des protagonistes (dans un idiome peu familier, de surcroit). Mais cet effet est trompeur, car ce sont des noms propres. On peut les considérer, du point de vue d’un moteur de recherche, comme exclusifs. S’ils sont saisis correctement ils mènent au but sans histoires. Il n’en va pas de même pour tout un groupe de mots qui peuvent être permutés, réarrangés et réassortis pour obtenir un bon résultat. Ainsi, les ensembles... petite fille nue napalm, fille nue napalm, petite fille napalm, fille napalm, nue napalm, kim phuc napalm, nick ut napalm, etc... sont tous classés au premier rang de la page de résultats de Google. Ensemble, ils constituent la grande majorité des requêtes qui aboutissent. On peut remarquer que napalm en fait toujours partie, mais utilisé seul, il ne mène au billet qu’à la 3e page de résultats. Petite fille ou petite fille nue ne mènent à rien de ce que nous recherchons (on s’en doutait). En ajoutant d’autres mots tels que guerre, Vietnam, photo, brûlée, on arrive à de nombreux autres arrangements qui tous donnent un résultat dans les premiers rangs de la page. Google ne nous en apprend donc pas beaucoup sur les motivations des visiteurs tant les mots-clés utilisés sont banals et tombent sous le sens. Tout au plus, pourrait-on dire que Google fait bien son boulot, mais ce n’était pas le but de ce billet ;-) Il faut toutefois tempérer cette appréciation en considérant que les résultats actuels sur Google ne donnent pas un aperçu des plus utiles, car ils sont fortement mobilisés par le documentaire d’Arte, dont de nombreux sites signalent simplement le passage, sans apporter aucune autre information pertinente. Cela met en lumière un défaut du système de référencement de Google : le classement des résultats n’est pas forcément représentatif de la pertinence des contenus. Des sites, ayant de façon générale, un bon ranking, reprenant tous ensemble le même communiqué de presse sont capables de polluer des pages entières de résultats. Il faut ensuite beaucoup de temps pour constater une décantation.

Pour reprendre la thématique des images iconiques ou des images d’enfants victimes de la guerre, on peut relire ces articles :
Edgar Roskis : Intifada pour une vraie paix - Images en boucle (Le Monde Diplomatique)
André Gunthert, sur son ancien blog :
- Le nom de la rose
- Insoutenable : la guerre ou son image ?

Signalons 2 sources importantes (déjà mobilisées sur mon billet original) concernant l’image de la petite fille au Napalm :
Horst Faas [4] and Marianne Fulton - The survivor - Phan Thi Kim Phuc and the photographer Nick Ut (in english)
Gerhard Paul - Die Geschichte hinter dem Foto - Authentizität, Ikonisierung und Überschreibung eines Bildes aus dem Vietnamkrieg (auf Deutsch)

Notes:

[1] Docu dilué sur près d’une heure - alors que le contenu véritable tiendrait sur une feuille A4 - où on n’apprend aucune chose qu’on ne savait déjà et où on assiste surtout à un cabotinage du photographe qui frise l’indignité.

[2] Environ 19 visites par jour, en moyenne, depuis la nouvelle mouture du site.

[3] Tests effectués les 21 et 22.02.10 sur Google (fr).

[4] Responsable photo du bureau d’AP au Vietnam qui a pris sur lui de publier la photo.

Béat Brüsch, le 23 février 2010 à 23.31 h
Mots-clés: blogosphère , guerre , photojournalisme , éthique
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