Mots d'images

quelques photos mythiques à revoir

Les grands classiques

Cette photo de 1938 a paru pour la première fois en 1941, dans le livre « Inseln der Götter » (Island of the Gods) de Gotthard Schuh. Le livre, fruit d’un voyage en Indonésie (Sumatra, Java, Bali), fut très remarqué pour la beauté de ses compositions. Concentration et sérénité sont réunies dans cette photo. De nombreux éléments qui pourraient expliciter l’image sont absents. Pourtant, cette composition, sublime dans son dépouillement, nous fait sentir les fils invisibles qui relient l’intérieur et l’extérieur. Les lois de la gravité, suspendues dans la grâce du moment, ne semblent s’appliquer qu’à la faveur de la petite bille tenue en contrepoids dans la main gauche.
En 1955, la photo fait partie de l’exposition « Familly of man » organisée par Edward Steichen au Museum of Modern Art de New York. En pleine guerre froide, cette manifestation voulait faire passer un message humaniste à travers la photo. Ce fut un immense succès.
Gotthard Schuh nait en 1897, en Allemagne, de parents suisses. Après des études à la Gewerbeschule de Bâle (Suisse), il s’établit en Allemagne comme peintre. De retour en Suisse, il s’installe peu à peu comme photographe et publie, dès 1931, dans de nombreux magazines (Vu, Paris-Match, Berliner Illustrierte, Life). Il devient aussi, de 1941 à 1960, le premier rédacteur-images de la NZZ (Neue Zürcher Zeitung).
On trouve une bio de Gotthard Schuh, en allemand, sur le site de la Fondation suisse pour la photographie (Fotostiftung Schweiz). On peut y admirer aussi, (toujours en allemand, mais les images parlent toutes les langues ;-) une cinquantaine de photos de Schuh, dans d’assez bonnes conditions.

Béat Brüsch, le 8 août 2007 à 12.05 h
Mots-clés: photographe
Commentaires: 0
Les grands classiques

Le 21 juillet 1969, Neil Armstrong et Buzz Aldrin se posent sur la lune devant des millions de téléspectateurs ébahis (alors que leur compagnon Michael Collins reste en orbite autour de la Lune, dans la capsule Apollo). « C’est un petit pas pour un homme, mais un bond de géant pour l’humanité. » [1] dira Armstrong en posant le pied sur la Lune. La photo de son empreinte (ou celle d’Aldrin ?) figure parmi les clichés les plus emblématiques de cette expédition. Bien que n’étant pas l’oeuvre d’un grand photographe, on comprendra aisément que cette photo a toute sa place ici. On aurait tout aussi bien pu y mettre celle-ci ou celle-là (© NASA), plus spectaculaires... mais je trouve cette empreinte bien plus symbolique. Elle marque le passage de l’homme en une belle métaphore. Cette trace de pas est déjà un document en soi. Si aucune météorite ne vient l’altérer, elle peut rester telle qu’elle pendant des millions d’années. Cela lui procure une durabilité largement supérieure à celle de la photo qui en témoigne. La photo n’est donc ici qu’une attestation fugace, le vrai document étant cette empreinte dans la poussière, là-haut. On peut la comparer aux traces de dinosaures que nous découvrons sur terre !
Cette image nous remémore une théorie du complot, qui est apparue dès 1968. Selon celle-ci, tout le programme Apollo ne serait qu’un gros bidonnage et les cosmonautes ne se seraient jamais posés sur la Lune. Les arguments les plus divers, souvent naïfs, ont été avancés. Tous ont été facilement démontés par l’ensemble de la communauté scientifique. Lamentables et risibles histoires !
D’un tout autre tonneau est le film « Opération Lune » de William Karel, sorti en 2002, coproduit et diffusé plusieurs fois par Arte. Le film se présente comme un documentaire qui nous révèle tout ce que le gouvernement étasunien était censé avoir organisé pour garantir la suprématie américaine dans la conquête spatiale. La NASA aurait fait appel au savoir-faire de Stanley Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace - sorti en 1968) pour tourner de fausses scènes sur la Lune. Avec quelques subtils détournements d’images, William Karel nous emmène dans une enquête délirante. J’ai vu ce film en ratant la présentation et le générique (oui, je sais c’est mal, mais c’est peut-être cela qui m’a permis de le prendre au 1er degré) et j’ai été franchement ébranlé, voire atterré, par ce que j’y voyais. Mais, progressivement, le cinéaste introduit des invraisemblances plus ou moins criantes et pousse le spectateur vers des conclusions démesurées. Ce dernier prend alors conscience, peu à peu, qu’il a été berné, que sa foi dans la vérité des images a été malmenée. Magistral !

Notes:

[1] Armstrong aurait dit : « That’s one small step for (a) man, one giant leap for mankind. » Au début, le « a » ne faisait pas partie de la phrase rapportée. Ce n’est qu’après une écoute attentive que l’on a conclu que ce « a » avait été effacé par une perturbation de la transmission radio.

Béat Brüsch, le 1er août 2007 à 12.50 h
Mots-clés: manipulation , métaphore
Commentaires: 5
Les grands classiques

États-Unis, 1936, c’est la Grande Dépression. La photographe Dorothea Lange parcourt la campagne étasunienne pour le compte de la FSA (Farm Security Administration), un organisme du ministère de l’agriculture, chargé d’aider les fermiers les plus pauvres. Elle rencontre Florence Owens Thompson, 32 ans, qui a perdu son mari 4 ans plus tôt. Mère de six enfants, elle fait ce qu’elle peut pour tenter de les nourrir. La photographe s’approche et parle avec elle. Elle réalise 5 clichés, dont celui-ci. (On peut voir les 4 autres ici.) La mère est soucieuse et presque résignée, mais elle tient son rôle protecteur central pour ses enfants. Les deux enfants qui tournent la tête expriment gène et tristesse. Ils concentrent notre regard sur le visage de leur mère. Son regard à elle n’est pas pour nous, il est absorbé ailleurs. Cette image, très simple et directe, appelle toute la compassion qu’on peut avoir pour des victimes de la pauvreté.
Il est intéressant de se pencher sur les circonstances qui ont permis à cette photo de voir le jour. La FSA a été créée en 1935, dans le cadre du New Deal, par le président Roosevelt. Cette agence est chargée de réformes et d’aides à l’agriculture (subventions, planification, coopératives, etc). Pour promouvoir son travail et faire passer ses réformes, elle met en place ce qu’on appellerait aujourd’hui, une « cellule de communication ». Une douzaine de photographes (dont Walker Evans) sont recrutés en fonction de leur engagement social et politique. Ils sont chargés de documenter, aussi objectivement que possible, les conditions de vie des agriculteurs du pays. Les photos -propriété de l’État- ont été mises gratuitement à disposition de ceux qui les publiaient, ce qui en a garanti une rapide et large diffusion. Les grandes qualités humaines de ces images ont fait le reste : elles ont profondément marqué les Américains de l’entre-deux-guerres.
Deux romans de John Steinbeck resituent admirablement les conditions de vie de cette époque : Les raisins de la colère, Des souris et des hommes. Tous les deux ont inspiré des films.
Dorothea Lange est née en 1895 à Hoboken (New Jersey). À l’instar de Robert Capa, elle tend à n’être connue du grand public que par une seule photo. Pourtant, c’est bien par ses photographies des conditions de vie des plus pauvres, qu’elle a été remarquée, puis recrutée par la FSA, en 1935.(On peut voir ici, une centaine de ses photos - saisir dans le moteur de recherche.)
Signalons pour la petite histoire, que Dorothea Lange a ultérieurement retouché son négatif. En bas à droite, se tenant au bâton, il y a un pouce qu’elle jugeait disgracieux et trivial pour cette image. À l’origine très clair, elle l’a noyé dans des tons foncés. Cela avait déclenché de vives polémiques.

Béat Brüsch, le 28 juillet 2007 à 01.52 h
Mots-clés: photographe
Commentaires: 0
Les grands classiques

Je me suis longtemps demandé quelle photo de Don McCullin je présenterais dans cette série. (Par contre, je ne me suis jamais demandé si Don McCullin devait y figurer, il y a des questions qui ne se posent pas !) C’est finalement lui-même qui a choisi. Voici ce qu’il déclare lorsqu’il est interviewé par Frank Horvat en 1987 : « ...Mais je me reconnais surtout dans le clochard irlandais, celui qui ressemble à Neptune. Il est mélancolique et digne. Cela peut sembler étrange que je parle de dignité à propos de ces gens, pourtant c’est ce qui les caractérise et que j’essaye de montrer. Une dignité qui grandit avec la souffrance, comme si dans la souffrance ils trouvaient la force de continuer le combat. La mère biafraise par exemple, avec l’enfant au sein : je ne peux imaginer un être plus digne. » Cette photo (de 1969) n’est pas très différente des photos de guerre de Don McCullin. Toujours ce regard sobre et direct face à l’horreur. Tout près des victimes. Pas besoin de textes alambiqués pour expliquer la souffrance. L’image claque comme une balle perdue. Prenez là dans la figure et débrouillez-vous avec !
Pendant 30 ans, Don McCullin a couvert tous les conflits. De la guerre des Six Jours au Vietnam et du Biafra au Cambodge, il a toujours été au front. Ses amis, tel Gilles Caron, sont tombés. Mc Cullin a failli y rester plusieurs fois. Il a longtemps cru que son témoignage contribuerait à faire cesser l’horreur. En 1982, après le massacre de Sabra et Chatila, meurtri dans son âme et dans sa chair, il jette l’éponge. Aujourd’hui, à 72 ans, tout juste apaisé, il photographie les paysages du Somerset. Mais ses photos sont toujours aussi noires.
En 1990, Don McCullin a publié son autobiographie. Elle est enfin traduite en français : Unreasonable behaviour - Risques et périls / Don McCullin. Traduit de l’anglais par Daniel de Bruycker. Ed. Delpire, 384 p. Référence : ISBN - 2-85107-231-5
J’ai déjà signalé, ailleurs dans ce blog, l’interview de Don McCullin par Frank Horvat. À lire !

Béat Brüsch, le 25 juillet 2007 à 16.45 h
Mots-clés: guerre , photographe
Commentaires: 2
Les grands classiques

Cette image est un accident ! Lors du Grand Prix de l’Automobile-Club de France de 1912, Jacques-Henri Lartigue, surpris par la vitesse de cette voiture, la suit de son viseur et déclenche. Lors du développement, il constate que tout est bougé, déformé et que la voiture est mal cadrée. Il met la photo au rebut. À cette époque, la conception des images photographiques est réglée par un académisme peu curieux d’expressivité ou d’expérimentations. La vitesse est un phénomène nouveau et seuls les futuristes se sont déjà demandé comment la représenter. Mais, dès les années 20, certains photographes commencent à utiliser les techniques de « bougé » pour exprimer l’effet de déplacement. Les avant-gardes expérimentent tous les types d’« accidents » photographiques et le principe finit par être largement admis. Dans les années 50, Lartigue sort sa photo des oubliettes et c’est un énorme succès. Sa photo devient rapidement un chef d’oeuvre unanimement reconnu et figure, depuis, au panthéon des meilleures photos du XXe siècle. Tout ce qui avait fait que l’image était ratée participe maintenant à son dynamisme : le flou de « bougé », la déformation des roues, le cadrage de la voiture qui va tellement vite qu’elle est déjà hors du cadre et les spectateurs cloués sur place par une déformation inverse de celle de la voiture.
Que s’est-il passé ? Lartigue a-t-il fait preuve d’opportunisme en organisant sciemment la sortie de sa photo ? Je ne le sais pas (si vous avez des indications, merci de me les communiquer). Pour ma part, je ne peux m’empêcher de penser que, volontairement ou pas, Lartigue récolte injustement le fruit de tout un travail d’expérimentation qui s’est fait sans lui.

Comment s’est produit cet « accident » d’un point de vue technique ? Lartigue a utilisé un appareil muni d’un obturateur à rideau. Cet obturateur est constitué d’une fente qui se déplace parallèlement devant la plaque sensible. La plaque n’est donc pas exposée sur toute sa surface en même temps. Cela ne pose pas de problème lors de prises de vues statiques. Mais s’il y a un mouvement (du photographe ou du sujet) la plaque ne recevant pas tous les éléments de l’image en même temps, cela créé des déformations.
Considérons que la fente de l’obturateur se déplace de bas en haut [1] Il y a 3 sortes d’altérations de l’image dans ce cliché :
- Le plus simple est le flou de « bougé » du décor, qui est provoqué par le mouvement pivotant, de gauche à droite, du photographe qui suit la voiture dans son viseur.
- La déformation des roues est due à la vitesse (angulaire) de la voiture qui est plus grande que celle du photographe. Le bas des roues est imprimé sur la plaque au début de l’exposition, puis, pendant que la fente se déplace vers le haut, la voiture continuant d’aller plus vite que le photographe, les autres parties de la roue sont vues toujours plus à droite. Au final, ce jeu continu de transitions produit un ovale.
- La déformation des spectateurs est due au fait que, cette fois, la vitesse (angulaire) du photographe est plus rapide que celle des spectateurs (forcément, ils sont immobiles !) et l’effet est donc l’inverse de celui décrit ci-dessus.

Jacques-Henri Lartigue est né à Courbevoie (France) en 1894. Dès l’âge de 6 ans il photographie sa vie, tous les jours, pendant 70 ans. Ce texte de Richard Avedon (en anglais) parle bien de la personnalité de Lartigue. A lire aussi : Panégyrique de l’accident photographique, par Clément Chéroux.

Notes:

[1] En fait, la fente se déplace de haut en bas, mais les lois de l’optique inversant l’image sur la plaque, on peut considérer pour cet exercice, que la fente se déplace bas en haut. Signalons aussi qu’en réalité il s’agit de 2 lamelles qui, par leur écartement, produisent une fente. En variant l’écartement, on produit un temps d’exposition plus ou moins long.

Béat Brüsch, le 18 juillet 2007 à 12.30 h
Mots-clés: photographe
Commentaires: 2
0 | 5 | 10