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Exposition

Le Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey présente sa nouvelle exposition : La révolution numérique.

Cela fait 40 ans que l’électronique s’est peu à peu invitée sur les appareils photographiques. Mais, le remplacement du film argentique par un dispositif numérique au moins aussi performant est bien plus récent : c’est vers 2003-2004 qu’un renversement des technologies s’opère. Par renversement, nous entendons qu’une majorité des acteurs se convertissent à ces nouvelles technologies. Depuis, nous assistons au développement fulgurant du numérique, de ses usages et de sa dissémination.

La photo numérique a-t-elle, pour autant, déjà une histoire ? Selon André Gunthert, qui présentait une conférence sur cette question, en avril 2008, dans ce même musée, il n’existe pas de véritable histoire de la photographie numérique. Deux ans et des milliards de pixels plus tard, ce constat est-il toujours valable ? Sur le plan théorique, il est probable que les bouleversements gigantesques auxquels nous assistons en direct ne nous permettent pas encore de prendre suffisamment de hauteur... L’élaboration de théories nouvelles - et surtout leur large acceptation - est rendue plus difficile par la prégnance de concepts élaborés à l’époque argentique. [1]

Néanmoins, l’exposition qui vient de s’ouvrir à Vevey nous prouve que l’histoire de la photo numérique, sur le plan du matériel et de la technique, est déjà foisonnante, malgré ses débuts récents. Les appareils rassemblés ici nous font voir toute une histoire des techniques, dont on avait (déjà !) un peu oublié les détours, les culs de sac et les réussites. Si certains appareils nous font sourire, tant ils paraissent lourdauds et peu performants, d’autres nous étonnent par leur côté visionnaire. Bien sûr, cet aspect visionnaire ne se voit qu’après, quand les choix technologiques et commerciaux successifs montrent le cheminement d’une idée vers son succès. Comme toujours, la prospective est un métier difficile.

Quelques repères et dates...

1965. Première photographie numérisée connue.

Cette image a été réalisée au moyen de petites bandelettes de papier colorées et collées à la main sur un grand panneau. Chaque papier affichait une couleur digitalisée, transmise par radio depuis une sonde en orbite autour de Mars. Détails ici.

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© Nasa Images
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1975. Steven J. Sasson, chercheur chez Kodak

réalise le premier appareil de prise de vue numérique en combinant 3 technologies existantes : un convertisseur analogique-numérique Motorola, un appareil photographique Kodak et un capteur CCD Fairchild. 3,6 kg pour produire une image de 100 x 100 pixels.

1981. Sony met au point la première caméra Mavica

dont le film est remplacé par une vidéo analogique arrêtée (still video). Les données sont enregistrées sur une disquette magnétique. La même année, Sony lance la disquette 3.5 pouces, qui fit la carrière que l’on sait (et dont on vient d’annoncer la fin de la production pour mars 2011).

Il est intéressant de noter à ce stade que les principes essentiels des technologies actuelles de postproduction de photos ont été mis au point bien avant que les capteurs numériques n’arrivent sur le marché. Toute l’industrie graphique avait déjà « fait sa révolution », avec l’apparition de la photocomposition (dès les années 70), puis des scanners permettant de reproduire digitalement les photos argentiques. Le développement d’ordinateurs de plus en plus performants, munis de logiciels de mise en page et de traitement d’images a scellé « la marche en avant du progrès ». Dès 1990 le logiciel Photoshop voit le jour et permet aux aficionados de découvrir les joies de la manipulation des images [2]. Quand la photographie numérique a été suffisamment performante, elle a pris sa place tout naturellement (comme un chaînon manquant !) dans cette chaine de production graphique déjà parfaitement rodée. Cette rapide intégration a surpris plus d’un photographe professionnel.

La transmission rapide des images est un autre élément déterminant du succès de la photo numérique. Jusqu’alors, le bélinographe avait été très utilisé par les agences de presse, et cela, dès les années 40. En 1984, à l’occasion des Jeux olympiques de Los Angeles, Hasselblad met au point un dispositif très performant (pour l’époque) de transmission des images. Mais, dès 1990, la naissance du World Wide Web change radicalement la donne. La transmission de photos n’est alors plus réservée aux agences de presse et se met à la portée de pratiquement tout le monde, ce qui aura aussi pour conséquence de donner le jour à un développement important de pratiques amateurs jusqu’alors inédites.

C’est donc à partir de 1990 que tout se précipite.

Outre la naissance de Photoshop, on y voit apparaitre le premier appareil entièrement numérique, le Fotoman de Logitech qui affiche 320 x 240 pixels directement sur l’écran de l’ordinateur. Cette faible résolution ne permet pas vraiment une utilisation professionnelle, mais il ouvre une perspective, il montre ce qui pourrait être un chemin vers quelque chose qu’on percevait dans le très lointain. [3]

En 1991 Kodak lance le système DCS.

Il s’agit d’un Nikon f3 muni d’un dos numérique à capteur CCD relié à une unité de stockage avec batteries et écran de visualisation. Ça commence à prendre forme, mais c’est encore lourd ;-)

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© Musée suisse de l’appareil photographique Vevey

Toujours autour des années 1990, on assiste à la naissance de divers procédés de prises de vue basés sur l’utilisation d’un scanner en guise de dos pour des chambres techniques en grand format (Sinar). Le procédé ne permet évidemment pas l’instantané, il est lourd, lent et cher. Beaucoup de photographes de studio continuent de photographier sur du film grand format qui est ensuite scanné pour répondre à la demande des clients qui prennent goût aux avantages du traitement numérique.

1992. Le Photo CD.

Le CD-ROM, apparu en 1985, servira de base à Kodak pour le développement du Photo CD. Pendant quelques années, ce service qui scanne les photos argentiques pour les stocker, les lire et les traiter sur un ordinateur sera une passerelle très fréquentée pour accéder à des photos de provenance argentiques en haute résolution sur un ordinateur.

Dès 1995 apparaissent les premiers appareils numériques

s’adressant au grand public. Peu performants à nos yeux d’aujourd’hui, ils restent chers et s’adressent donc à des passionnés de technique. Mais le petit miracle de l’image qui apparait instantanément sur le petit écran incorporé fait son effet, tout comme sa disponibilité immédiate sur son ordinateur. En quelques années l’industrie met au point des appareils de plus en plus puissants et - grâce à une diffusion élargie - parvient à abaisser le prix des appareils.

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Un Mavica de 1998
© Musée suisse de l’appareil photographique Vevey

De cette époque datent différentes approches des systèmes de visée. Ceux-ci ont une importance, non seulement sur le confort et les performances, mais aussi sur les prix et, finalement, sur les catégories de public auxquelles ils s’adressent. Le viseur optique traditionnel fait souvent partie de l’équipement de base, mais il est moyennement apprécié et on lui préfère généralement la visée directe au moyen de l’écran. C’est ce double système qui équipe encore la plupart des appareils d’entrée de gamme. Mais le besoin d’une visée reflex se fait sentir. Pour pallier à la difficulté de sa réalisation (et aux prix qui en découle), on voit apparaitre des appareils « bridge » qui procurent une vision de type reflex (c. à d. à travers l’objectif) mais en vidéo, à la place d’une vision optique directe. Ce système ingénieux a été, à mon avis, injustement décrié par des puristes et on n’en trouve plus guère aujourd’hui. Les vrais appareils reflex , chers, finiront par séduire les amateurs-experts tout comme les pros. Mais ce n’est que récemment que l’industrie est parvenue à proposer des appareils reflex permettant aussi de viser au moyen de l’écran.

En 1999 apparait le reflex numérique Nikon D1.

Avec son capteur de 2,74 mégapixels (battu en brèche aujourd’hui par le moindre des camphones ;-) on le considère comme le premier reflex de niveau professionnel. C’est vers cette époque que débute une course vertigineuse aux performances. La concurrence acharnée que se livrent les différentes marques en laissera quelques unes sur le carreau.

C’est entre 2003 et 2004 que les préférences technologiques

des amateurs comme des professionnels basculent vers le numérique. Il est intéressant de constater ici que c’est le développement des appareils amateur qui a mené à la réalisation des appareils reflex performants s’adressant aux professionnels. (Dans beaucoup d’autres domaines industriels, on prône un modèle inverse, qui va des matériels de pointe pour les pros vers des applications grand public.) Les photojournalistes, pressés par leurs rédactions, sont les premiers à s’en servir. Mais ils n’y croient pas trop et doublent encore souvent leurs prises de vues en argentique. Du côté des appareils de studio, les dos numériques bénéficient des mêmes progrès technologiques et deviennent extrêmement performants, atteignant parfois les 50 millions de pixels. Leur dimension de 6 cm de côté permet de diminuer le format des chambres à banc optique.

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Le photographe Alec Jackson lors d’une compétition de golf le 6 septembre 2008, transportant un double équipement argentique et numérique
© Bernard Menettrier

Pour bien comprendre les phénomènes qui ont contribué à l’émergence du numérique, il faut aussi prendre en compte des aspects techniques peu visuels, mais qui sous-tendent tout son développement. Par exemple, la constante augmentation de la puissance de traitement des ordinateurs ainsi que des capacités de stockage ont été déterminantes. L’histoire des logiciels, très peu spectaculaire aussi d’un point de vue visuel, est un pan de cette histoire qui reste à étudier.

Les moins jeunes des visiteurs éprouveront un étonnement bizarre en découvrant cette courte tranche d’histoire. De revoir dans une perspective historique, des objets qu’ils ont côtoyés, sinon utilisés, procure un étrange sentiment : celui d’avoir participé un tout petit peu à l’histoire ;-) Les plus jeunes pourront mesurer que des objets qu’ils considèrent comme allant de soi ne sont guère plus âgés qu’eux.

L’exposition présente une vidéo faite d’interviews d’une dizaine de photographes de l’USPP (Union Suisse des Photographes Professionnels) au sujet de leur première photo numérique. Ces quelques témoignages sans prétention, sont toutefois très révélateurs de l’état d’esprit, fait de retenue et de réticence, qui a présidé à l’adoption du numérique par les pros. Les amateurs, qui certes n’avaient rien à perdre, n’ont pas fait tant d’histoires ;-) La plupart n’avaient d’ailleurs jamais pratiqué l’argentique auparavant. La vidéo est visible sur YouTube en 2 parties.

Son objet étant en plein développement, l’exposition s’ouvre à quelques développements actuels autour de l’imagerie numérique. C’est ainsi que des travaux de divers chercheurs sont présentés et animés par des démonstrations... interactives ! Particulièrement remarquables, sont les expériences du Laboratoire de communications audiovisuelles de la Faculté informatique et communications de l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne) qui portent sur des développements dans le domaine de la réalité augmentée ou sur la photographie dans l’infrarouge proche permettant la correction instantanée et automatique d’imperfections du visage. L’Imaging & Media Lab de l’université de Bâle présente, pour sa part, des travaux permettant de restituer les couleurs originales d’anciens tirages couleur qui, comme tout le monde a pu le constater, disparaissent irrémédiablement. (J’entends d’ici hurler les chercheurs en histoire visuelle ;-)

Je reviendrai peut-être ultérieurement sur cette partie de l’exposition, mais en attendant, je vous invite à découvrir par vous-mêmes les expériences évoquées ci-dessus et d’autres encore, directement au musée.

Signalons qu’à l’exception de la partie traitant des recherches actuelles, ce nouveau dispositif d’exposition est appelé à durer, car il est la première partie d’une refonte plus générale du musée. L’exposition dans sa forme actuelle est visible jusqu’au 31 décembre 2010.

Notes:

[1] D’une façon très très généralisée, on peut dire que les théories reposant sur l’indicialité bénéficient d’un nouvel éclairage depuis l’émergence du numérique, sans que ce soit là la raison principale de leur remise en question. Quelques liens pour approfondir cette question :
Au doigt ou à l’oeil ? - Etudes photographiques - André Gunthert
La part du visible ou la valeur indicielle de la photographie dans le savoir historique - L’Atelier du LHIVIC - Martine Robert
La retouche numérique à l’index - Etudes photographiques - Tom Gunning

[2] Pour moi, cela a correspondu à l’essoufflement d’un « marché » de l’illustration et m’a permis de prolonger, à travers la photo, mes activités de faiseur d’images. Cela peut expliquer ma liberté vis-à-vis des tabous liés la retouche ;-)

[3] J’en ai possédé un et j’ose à peine avouer que je l’ai jeté à peu près en même temps que mes câbles SCSI et mon lecteur SyQuest !

Béat Brüsch, le 11 mai 2010 à 01.46 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: exposition , musée , numérique , recherche
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