Mots d'images


La lutte contre le tabagisme est à l’ordre du jour en Suisse. On en discute ces jours au parlement fédéral. Plusieurs cantons voteront prochainement sur différentes initiatives et autres contre-projets. Le fédéralisme est compliqué et difficile quand, en l’absence d’une décision centrale forte, chaque canton est amené à légiférer dans son coin.
C’est toujours la fumée passive dans les cafés et restaurants qui pose problème. Dans le canton de Zürich, la Ligue pulmonaire (Lungenliga) dispose de 10 fois moins de moyens publicitaires que ses adversaires tabagistes pour sa campagne d’affichage. Comme souvent dans ce cas de figure, la tentation de se distinguer par la provoc est forte. La Ligue y a succombé, si on peut dire ! Les images des 3 affiches de sa campagne, elle est allée les chercher dans les archives des polices américaines. Elles représentent des victimes de la mafia tuées en plein repas, au restaurant, dans les années 1920 à 1930. Le slogan : « Le tabagisme passif tue aussi » Moi qui suis d’ordinaire le premier à me réjouir de ces transgressions publicitaires, j’ai cette fois l’impression qu’une ligne rouge a été franchie. Elle l’a été d’une part, dans le choix des images et d’autre part, dans la naïveté du message.
En ce qui concerne le choix des images, je ne me souviens pas qu’on ait « recyclé » en publicité des images d’actualités d’une telle violence. [1] Car enfin, il y a là des cadavres d’êtres humains clairement montrés et peu importe que ces morts soient ou non des crapules (on n’en sait d’ailleurs rien). On voit certes beaucoup de cadavres de nos jours, mais ils sont souvent fictifs et scénarisés (films, jeux vidéo). Les images de vrais cadavres sont visibles, quant à elles, au rayon du journalisme pour dénoncer des guerres ou d’autres formes de violences. Je ne me souviens pas non plus d’avoir vu de telles images utilisées sans qu’elles produisent du sens, ce qui aurait pu, d’une certaine façon, les « racheter » un peu. Je cherche vainement dans ces affiches une métaphore signifiante et je ne trouve qu’une violence brute sans identification possible avec la « subtile » et insinuante lenteur d’une mort due au tabagisme (passif ou actif, il y a peu de différence). Le message n’est absolument pas maitrisé par ses auteurs. Les morts de ces affiches sont les acteurs involontaires d’un amalgame interprétatif. Beaucoup comprendront que les fumeurs sont désignés ici comme des assassins aussi violents que conscients, ce qui est faux et le public le sait. Et on peut être sûr que beaucoup de citoyens assimileront confusément ces cadavres à ceux de « l’ennemi », le vilain fumeur. Dans les 2 cas le message sonne faux et mène au rejet de ces affiches et peut-être de la cause qu’elles défendent. Qu’en reste-t-il ? Une provoc pure et simple, gratuite, dont on ne peut prédire exactement le sort que lui réservera le Café du Commerce. La faiblesse des moyens financiers est-elle une raison suffisante pour courir ce risque ? À mon avis, si c’est pour asséner un message aussi confus, cela n’en vaut pas la peine.

Il est très fréquent, surtout chez les Anglo-saxons, que les organismes actifs dans la prévention sociale (accidents, santé, drogues, etc) utilisent des images ou des scénarios très durs pour impressionner le public. [2] Mais ces messages sont toujours très construits et parfaitement scénarisés. Bien qu’elle agisse souvent comme un amplificateur du propos, leur violence n’est pas gratuite, elle fait partie d’un système narratif dont la logique ne laisse que peu de marge interprétative au spectateur.

À voir ici, la description d’un bel exemple de ce qu’on peut faire en utilisant des images d’actualités de manière provocante (UNHCR). Plus d’images sur cette campagne ici. Revoir aussi sur Mots d’images, la campagne d’Amnesty International et celle de l’Union Syndicale Suisse. Présentation de la campagne sur le site de la Ligue pulmonaire. Article de Swissinfo sur cette campagne.

Avertissement : Je suis professionnellement impliqué dans la lutte contre le tabac. Dans ce billet j’ai essayé de rester neutre en ne parlant que d’images. Dans la même logique, je n’accepterai pas de commentaires partisans ou qui parleraient d’autres choses que du sujet de ce billet.

Notes:

[1] On pense évidemment à Olivero Toscani pour Benetton. Mais son cas est assez différent en ce qu’il réalisait ses propres photos et parce que son discours se situait à un autre niveau que celui d’une publicité directe pour le produit.

[2] Ces campagnes sont souvent réalisées gratuitement par des agences de publicité qui « se lâchent » pour montrer qu’elles valent mieux que l’idée qu’on s’en fait à travers la promotion de poudres à lessive ou de yaourt minceur ;-)


Addenda du 29.09.2008:

Dans le canton de Zürich, l’initiative vantée par ces affiches - interdisant de fumer dans tous les bistrots, sauf dans des fumoirs séparés, non desservis et dotés d’une ventilation propre - a été acceptée à 56.58 %. Le contre-projet du parlement et du gouvernement - plus laxiste - a obtenu 49.55 %.
L’histoire ne dira jamais le rôle exact qu’ont pu jouer ces affiches dans ce scrutin...

Béat Brüsch, le 17 septembre 2008 à 23.45 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: affiche , publicité , société , éthique
2 commentaires
Les commentaires sont maintenant fermés.
    1

    Aïe ... en effet y’a là une démarche qui me semble un peu abusive ... Il est vrai que dénoncer certaines choses n’est pas toujours évident quand elles ne se passent pas dans un laps de temps court ou ne sont pas visuelles...
    Mais reprendre des images d’actualité pour les détourner ainsi à des fins publicitaires (même si c’est pour une noble cause), ça me choque assez ... Les photoreporters sont tellement pointilleux sur l’intégrité de leurs images (parfois presque trop), c’est un comble de pouvoir les utiliser ainsi ...

    Bon, de toute manière, je n’ai aucune attirance pour les images choc ...

    Je n’ai pas l’impression que mon commentaire apporte grand chose, j’en suis grandement désolée ...
    Personnellement, j’aime détourner les images quand il s’agit de faire rêver ou de développer un aspect imaginaire ... mais ce ne sont pas des images d’archives, ce sont des images qui ont été prises dans ce but d’évoquer une ambiance bien précise ....
    Mais j’ai l’impression aussi que ce n’est pas respecter la mémoire des gens massacrés, de l’événement que d’utiliser ainsi leur image dans un contexte aussi décalé ...

    Bonne journée quand même !

    Envoyé par Anne-Laure, le 18.09.2008 à 11.35 h
    En ligne ici
    2

    Tout à fait d’accord avec l’auteur. Un commentaire cependant : je ne suis pas certaine que ce soit de la provocation .... Ils se pensent compris par la grande majorité, ils ne cherchent pas à convaincre, mais à se faire connaître, et ils y réussissent.

    Envoyé par Messant Françoise, le 19.09.2008 à 20.58 h