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Alexa Meade

J’ai été bluffé l’autre jour quand j’ai découvert les étranges peintures d’Alexa Meade. De prime abord, ses portraits semblent répondre à des canons de la peinture illustrative américaine, souvent pratiquée dans les années 60 dans la foulée de Norman Rockwell. Il s’agit d’une peinture aux coups de pinceau bien apparents, d’allure libres et spontanés, mais en fait parfaitement maitrisés. Les volumes, les ombres et lumières sont en général bien marquées et peuvent trahir une origine photographique du modèle. Mais bon, rien de neuf. Puis, en regardant quelques sujets, j’ai rapidement pensé à des images réalisées avec un logiciel tel que Painter.

J’ai pas mal pratiqué ce logiciel de peinture dans les années 90, lorsqu’il a fallu basculer ma pratique d’illustrateur vers l’informatique. [1] Painter se proposait de reproduire de nombreux effets des médias traditionnels (peintures à l’huile ou acrylique, gravures, lavis, aquarelles, pastels, crayons divers, etc). Attention, il ne s’agissait pas de simplement plaquer une texture sur une image photographique pour faire illusion. Les textures étaient bien là, mais elles interagissaient avec des outils dument paramétrés pour cela. Le logiciel s’en tirait plutôt bien et pouvait faire illusion, surtout entre les mains de quiconque connaissait le maniement du média naturel à imiter et n’était pas rebuté par son interface. Celle-ci devenait, en effet, foisonnante dès qu’on quittait les réglages par défaut des outils. Dit en passant, le fait de reprendre toutes les composantes du comportement d’un outil donnait la mesure des mille détails que notre cerveau est capable de gérer dans leur conduite, sans que nous nous en rendions vraiment compte. Comme il est difficile de dessiner avec une souris (essayez de dessiner avec une patate dans la main !), il fallait, bien sûr, disposer d’une tablette graphique sensible à la pression. Une des étonnantes possibilités de Painter était de pouvoir cloner une image (une photo !) en la reproduisant au moyen l’outil de son choix.

Revenons aux images d’Alexa Meade. À voir certains effets de lumière et ce rendu des volumes proches de la photo (les peintres de la Renaissance ne faisaient pas pareil ;-) je pensais bien être en présence de travaux réalisés en clonage de photos avec Painter. Mais j’ai tout de même été étonné de découvrir des yeux et des cheveux avec un rendu photographique... Tiens, l’image n’est pas terminée... ou bien, peut-être ne sait-elle pas dessiner les cheveux ?

En fait, vous l’aurez deviné, Alexa Meade ne s’encombre pas plus d’un logiciel de peinture que d’une toile. Elle peint directement sur ses modèles. Il ne s’agit pas, comme c’est le cas pour la plupart des peintures corporelles, de simples à-plats de couleurs ou de motifs, étrangers à l’anatomie, plaqués sur un corps humain pris comme support. Ce que cette peinture veut nous montrer, c’est... la peinture. Ou une image de la peinture. Les personnages sont, en quelque sorte, réinterprétés sur l’« objet » en 3D, avant que la prise de vue n’opère sa mise à plat en 2D pour parachever l’illusion. Cela se fait selon des canons culturels forts, ceux d’une technique picturale vigoureuse, propre à orienter notre regard vers une interprétation « en peinture »... pour mieux nous mystifier ensuite en nous plongeant dans de vertigineuses apories visuelles.

Ce référencement à la peinture nous oblige à redéfinir certaines frontières de nos perceptions. Quelle est la part culturelle de notre intelligence visuelle ? Comment se construit une vision en 2D et comment comprenons-nous les objets que nous voyons ? Le filtre culturel - au sens large du terme - me semble très prégnant dans le cas de ces recherches, car nous ne voyons plus ces portraits de la même façon après que le procédé nous a été révélé. Bien que notre regard soit encore troublé, nous tendons tout de même à percevoir une personne peinte plutôt que son portrait peint. Le fait que le dispositif s’applique à des personnes et à leur portrait n’est pas étranger à la force de l’expérience que nous en retirons. Notre regard est bien plus aigu et plus engagé lorsqu’il se pose sur des personnes plutôt que sur des objets inertes.

Je relève un détail technique intéressant. Dans une peinture « normale », c’est à dire appliquée sur son support définitif en 2D, le peintre doit gérer les nuances de couleurs pour rendre compte des réalités selon 3 données : la couleur intrinsèque des « objets », la forme et le volume de ces « objets », leur éclairage (ombres et lumières). Dans les peintures que réalise Alexa Meade, seul le premier point (la couleur) est important, les autres pouvant rester approximatifs. En effet, le second (forme et volume) est donné par l’« objet » qui est le support de la peinture, alors que le troisième (éclairage) est pris en charge par la prise de vue. Cela a pour conséquence que les « objets » (les personnages) ainsi peints conviennent à n’importe quelles conditions de prises de vue sans que leur rendu ne soit ressenti comme faux. C’est l’éclairage - et non la peinture - qui marque les ombres et lumières permettant de « ressentir » les objets de la scène.

Alexa Meade expose les tirages photo de ses portraits, mais propose également ses installations au public de ses expositions. On peut se demander quelle est la part la plus importante de cette oeuvre. Sont-ce les reproductions photographiques des mises en scène ? Ou faut-il préférer les installations qui montrent tout le dispositif ? Je pense que le tout est indissociable. Les portraits dans lesquels l’illusion est presque parfaite ne seraient rien si on ne connaissait le dispositif qui a présidé à leur réalisation. D’autres images, qui font voir un personnage peint placé dans un environnement explicitement photographié, mettent bien en évidence ce questionnement entre réalité et apparence. Ce sont aussi ces images qui font le plus immédiatement penser à un traitement logiciel. De nombreux artistes contemporains ne créeraient pas leurs installations de la façon dont ils le font si la photographie (ou la vidéo) ne pouvait en garder un témoignage. Cette trace n’a pas qu’une valeur documentaire, elle est souvent l’unique possibilité rémunératrice.

Un aspect qui me gêne un peu, est qu’avec un personnage peint, l’artiste propose parfois plusieurs prises de vue différentes. Je pense qu’il y a là, au sens traditionnel de l’oeuvre artistique, qui se doit d’être unique (ou à tirage limité), un certain laisser-aller, un manque d’« autorité artistique ». Dans la création d’images, il est important d’opérer des choix : il faut éliminer toutes les images redondantes et n’en garder qu’une, celle qui correspond le mieux à la vision que l’artiste veut (doit) imposer. Ce n’est pas au public de choisir. Cette étape est capitale - et difficile ! - quand l’informatique permet un foisonnement de variantes tout aussi tentantes et distrayantes les unes que les autres.

Alexa Meade a 24 ans. Elle vit à Washington DC. Elle a oeuvré dans la communication politique. C’est là qu’elle dit avoir eu envie de rendre compte des tensions entre la perception et la réalité. Elle n’a pas de formation artistique proprement dite (peu importe d’ailleurs !). Elle se consacre à ses recherches artistiques depuis à peine plus d’une année et connait un certain succès, en particulier dans la blogosphère. Elle expose dans quelques galeries depuis 2009. Sa prochaine exposition importante se déroulera au mois d’avril 2010 à la galerie Postmaster à New York. D’autres images sont à voir sur son site, ici.

Notes:

[1] J’utilise l’imparfait, mais ce logiciel existe toujours ...

Béat Brüsch, le 24 mars 2010 à 23.41 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: dispositif , peinture
2 commentaires
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    1

    J’aime bien ! Tout ça me rappelle le film "Rêves" d’Akira Kurosawa, où l’on se trouve à un moment à l’intérieur d’un Van Gogh. Là, c’est tout le décor qui prenait une matière de tableau, et sans effets numériques non plus.

    Envoyé par Jean-no, le 25.03.2010 à 09.11 h
    En ligne ici
    2

    Marrant, dans la même heure, on a tous 2 évoqué ce vieux Painter ! (c.f. TVPaint (publicité)
    A propos de Van Gogh, Painter proposait de transformer toute image en tableau de Van Gogh... c’était loin d’une réussite, juste un argument publicitaire pour les gogos ;-)

    Envoyé par Béat Brüsch, le 25.03.2010 à 09.43 h
    En ligne ici