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Le musée de l’Élysée consacre toutes ses salles à l’exposition de photographies de Hans Steiner (1907-1962). Hans Steiner est un photographe suisse dont on se demande pourquoi il a été si longtemps méconnu. Sa (re)découverte est un enchantement. La Suisse des années 30 à 60 a certes été documentée par de grands photographes tels que Hans Staub, Paul Senn ou même Gothard Schuh, mais aucun d’eux ne l’a fait d’une manière aussi profonde, originale, passionnée et surtout aussi diversifiée que Hans Steiner. En tant que photographe indépendant il travaille à la commande pour des magazines, mais aussi pour des publications promotionnelles tant gouvernementales qu’industrielles. Il n’est donc pas un photoreporter dans le sens puriste qu’on prête habituelement à cette qualité. Mais, quel que soit le registre dans lequel il oeuvre, son enthousiasme et son optimisme nous en disent beaucoup sur une vision moderniste à laquelle nous ne sommes pas habitués s’agissant de son temps. Même en reportage il recherche toujours une approche, un cadrage, un angle qui soient formellement innovants, mais avec une sincérité qui sert sa quête de sens permanente. Peut-être que cette approche subjective le situe déjà dans notre modernité...

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Piscine KaWeDe, Berne, 1935-1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Dans un des textes du livre publié parallèlement à l’exposition [1], Jean-Christophe Blaser et Daniel Girardin, les deux curateurs de l’exposition, nous expliquent pourquoi les photographies de Steiner ne pouvaient pas être « visibles » avant l’époque actuelle. Comme les autres grands photoreporters de son temps, Hans Steiner s’intéressait bien aux problèmes de société (monde du travail, paysannerie, pénurie, chômage, etc) mais son optimisme et sa curiosité le portaient aussi à poser son regard vers les loisirs, le sport, les débuts de la société de consommation, le rôle des femmes, ainsi qu’à documenter la vie privée. Cela le distingue nettement des photographes de presse de son époque, tous très engagés socialement. Pour l’historien de la photographie d’il y a 20 ans, cela n’entrait tout simplement pas dans les schémas du photojournalisme. Depuis, l’histoire de la photographie nous a appris à reconnaitre d’autres valeurs que celle de « l’instant décisif » en prêtant des qualités à des images plus « fabriquées ». Comme l’expriment bien les deux auteurs : « (aujourd’hui) ... La photographie se conçoit moins comme quelque chose que l’on ‹prend› que comme quelque chose que l’on ‹fait ».

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Le premier escalier roulant à Berne, grand magasin Loeb, 1957
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette image est emblématique des questions qui se posent quant à la réception passée et actuelle des images de Steiner. La photographie a paru dans un publireportage du supplément dominical de la Neue Berner Zeitung. Ce contexte de publication ne lève pas les ambiguïtés que d’aucuns pourront noter quant à la « pureté » de la démarche de Hans Steiner. Pourtant, je trouve que ces limitations restent ici secondaires, tant elles sont transcendées par la vision d’une célébration moderniste du progrès technique et d’une société de consommation naissante. Ici, l’existence et la qualité de cette vision m’importent bien plus que son contexte.


Hans Steiner exerce d’abord le métier d’employé de commerce et se voue à la photographie dans ses loisirs. Aux Grisons, il se retrouve rapidement au service d’un photographe paysagiste et portraitiste qui lui enseignera toute sa science. Quelques emplois plus tard, en 1933, il commence à publier des reportages dans des magazines alors qu’il est encore associé à un autre photographe. Il est de retour à Berne, sa ville natale qu’il ne quittera plus. Dès 1935 il est indépendant et réalise plusieurs dizaines de reportages par année pour la presse illustrée. Son activité de reporter culmine en 1939 avec plus de 120 reportages publiés dans différents magazines. Dans les années de guerre, il est mobilisé en service actif et publie peu de reportages. Il s’est intéressé à l’armée déjà bien avant la guerre. Le portrait officiel du général Guisan, bien connu des Suisses, est de lui. Après son service actif, il réalise plusieurs reportages sur l’armée et bon nombre de ses images sont censurées par le haut commandement de l’armée. [2] Après-guerre, son activité de photoreporter reste modeste, mais sans disparaitre complètement. Il se consacre d’autant plus à ses activités en studio (portraits) et réalise de nombreuses commandes, en studio ou à l’extérieur, pour des entreprises industrielles ou artisanales. Contrairement à l’usage chez les photojournalistes, Hans Steiner dispose depuis 1935 d’un atelier de photographie, une vraie petite entreprise. Dans les périodes où il réalisait beaucoup de reportages, il pouvait se fier à son personnel. Ceux qui l’ont connu le définissent comme un personnage ouvert et chaleureux. Plusieurs de ses employés et apprentis deviendront à leur tour des photographes recherchés.

L’étendue du champ d’action de Hans Steiner était très vaste. Il a pratiquement tout photographié : il était de toutes les fêtes et commémorations, sur le terrain de tous les sports. L’armée, la famille, les enfants, les femmes, sont des sujets sociétaux qu’il soignait particulièrement. Les prouesses industrielles et techniques tout comme les paysages et la nature furent pour lui une source d’émerveillement. Il était un alpiniste chevronné et un skieur hors pair. Il a évidemment photographié cela. Il gagna une grande renommée lorsqu’il documenta plusieurs années de suite (1935 - 1938) les ascensions dramatiques puis la première victoire de la paroi nord de l’Eiger.

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Match de football, stade du Wankdorf, Berne, vers 1935
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Cette photographie me fait sourire et m’interroge. Allait-on vraiment dans cette tenue aux matches de foot ? Le photographe a-t-il vraiment rencontré ces deux élégants personnages au stade et leur a-t-il alors fait prendre la pose ? S’agit-il peut-être de VIP ? A-t-il engagé des mannequins pour cette image, mais alors pourquoi ne pas mieux montrer le cadre du stade ? (Le stade du Wankdorf à Berne était le théâtre des grandes finales et des matches internationaux.)


Très tôt, il a commencé à classer ses archives d’une manière très précise en les rangeant par thèmes. Dès les années 50, plusieurs collaborateurs étaient chargés de les tenir à jour afin qu’elles servent de catalogue dans lequel les éditeurs venaient choisir des photos d’archives pour toutes sortes de publications. Aujourd’hui on appellerait cela une banque d’images ! Les photos étaient sélectionnées et tirées sur papier par contact, puis collées sur des feuilles spéciales, numérotées et proprement répertoriées par thèmes. La plupart du temps il n’y avait pas de distinction claire entre les photographies provenant de reportages pour la presse, de mandats privés ou encore d’images personnelles. L’ensemble était parfait pour une exploitation en qualité de banque d’images, mais il ne fait pas du tout le beurre des historiens et chercheurs. Et pour cause, les images ne sont pas munies d’indications contextuelles et n’ont pas de dates !

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© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Quand le musée de l’Élysée a acquis le fonds Hans Steiner, en 1989, il s’est retrouvé à la tête de 100’000 photographies, à inventorier, conserver, restaurer, numériser, bref, à valoriser. Les planches de contact - qui n’en sont pas vraiment puisqu’il s’agit de sélections et regroupements - ont posé de gros problèmes. Pour s’y retrouver, il a fallu consulter les archives des nombreux magazines de Suisse allemande pour lesquels il avait travaillé. Cependant, au-delà des difficultés de datation, ces planches nous en disent tout de même beaucoup sur la personnalité de Steiner. Elles nous racontent l’histoire telle que le photographe l’a voulue et qui n’est souvent pas la même que celle qu’en ont tirée les magazines.

Face à l’ampleur de la tâche le Musée de l’Élysée a engagé des collaborations avec l’Université de Lausanne, l’Institut suisse pour la conservation de la photographie et le Büro für Fotogeschichte de Berne ainsi que des partenariats avec de nombreuses autres institutions. Comme on « tenait » un grand photographe national pour la reconnaissance duquel tout était à faire, des financements publics et privés ont été possibles.

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Formation des guides de montagne, Club alpin suisse1937-1938
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

La faculté des lettres de l’université de Lausanne (Unil) a consacré un cours-séminaire (semestre d’été de l’année universitaire 2006-2007) au fonds Steiner. Un site internet très fourni est consacré aux travaux réalisés à cette occasion et à d’autres, dont certains sont encore en cours. On peut ainsi accéder à la base de données des planches de contact évoquées plus haut. On y trouve des contributions d’étudiants sous forme de pdf, des diaporamas et des vidéos. Des dossiers thématiques et des vidéos sont à voir également sur ce site de l’Unil.
Il faut signaler en particulier un film vidéo composé d’un diaporama commenté et sonorisé (Réal. Daniel Girardin et David Monti - 1/2 h) qu’on peut aussi se procurer sous forme de DVD. Au-delà de l’oeuvre de Steiner, ce film est un véritable petit traité de suissitude, avec ses petits bonheurs éclatant comme des bulles au milieu des pesanteurs du temps. (La petite musique nostalgique et insistante des compères Francioli-Bourquin n’est pas étrangère à l’empathie qui s’en dégage.) Accès direct en streaming ici.

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Jeune Suissesse, vers 1940
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

Hans Steiner s’est peu exprimé sur son esthétique et sur ce qui le motivait dans la réalisation de ses images. Sa formation autodidacte le rendait probablement mal à l’aise pour théoriser sur le sujet. Dans ses meilleures photographies, du moins dans celles qui nous parlent le plus aujourd’hui, on perçoit cette volonté de réaliser l’image parfaite, maitrisée, qui dit clairement ce qu’elle a à dire. Comme une évidence. On peut aisément imaginer qu’un autodidacte doive en faire plus pour prouver sa valeur, c’est peut-être pourquoi il avait de hautes exigences. Peut-être que la pratique de la publicité, encore bien naïve et presque familière à l’époque, lui a donné le sens du « petit truc » visuel qui fait qu’une photographie sera regardée avec le sentiment, pour le spectateur, qu’il a compris quelque chose. (Il faut voir à ce sujet, dans l’exposition, le publireportage qu’il a réalisé pour la voiture Opel Olympia.)
En matière de cadrage et de hauteur de vue, l’usage d’un Rolleiflex n’est pas sans influence. La visée ne se fait pas à hauteur d’oeil. Elle se fait sur le dépoli de l’appareil qu’on tient à hauteur de poitrine ou sur le ventre. Comme le notent Philippe Kaenel et François Valotton : [3] « Le Rolleiflex favorise les cadrages pensés et son format carré induit une découpe spatiale, c’est à dire une relation formelle ou formalisée au monde explorée par Steiner avec une grande maitrise ... » [4] On peut remarquer que, du moins dans les publications livresques auxquelles il a participé, ses images étaient publiées au format carré. Le fait était-il courant dans l’édition ? Je n’ai pas vérifié, mais il est intéressant de relever qu’il n’y avait rien à retrancher à ces photos.
Il semble que Hans Steiner ne s’est jamais pris pour un artiste. De son vivant, il n’a pas organisé d’expositions de ses photographies et, jusqu’à ce jour, il n’y avait pas de monographie à son sujet. Il a pourtant été un photographe reconnu et recherché à l’époque où ses reportages étaient nombreux (années 30) et on explique mal, aujourd’hui, la relative désaffection qu’il a subie plus tard de la part de la presse. Times are changing ?

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Orphelin belge en Suisse, 1945
© Hans Steiner - Musée de l’Élysée

L’enfance tient une place particulière dans l’oeuvre de Hans Steiner. À la fin de la guerre, il réalise un reportage sur l’arrivée de centaines d’enfants orphelins victimes de la guerre. [5] Ses archives révèlent 180 photos sur le sujet, documentant tous les aspects factuels de ce triste évènement, y compris les séances de désinfection. La Schweizer Illustrierte Zeitung n’en publie qu’une dizaine de portraits attendrissants. Une courte vidéo montre bien les conditions de cet accueil et les ambiguïtés de la politique réactionnaire des autorités. Après, on peut se demander si les photographes et la presse ont été instrumentalisés pour faire de la propagande sur les activités humanitaires du gouvernement.


En 1956 il prend fait et cause pour la sauvegarde d’un vallon alpin menacé d’être anéanti par un projet hydro-électrique. Il publie dans Die Woche un reportage montrant les technocrates citadins inspectant les lieux en les confrontant aux autochtones dans leur environnement naturel idyllique. Le reportage met tant en émoi la population suisse que le gouvernement devra renoncer. (Mentionnons que les promoteurs du projet hydro-électrique étaient de bons clients de Steiner et qu’il avait réalisé de nombreuses photographies pour leur compte. Comme quoi, il avait un certain sens des priorités...)
Plus tard, en 1962, il s’investira fortement dans une entreprise de fouille archéologique pour mettre à jour une cité engloutie 3 siècles plus tôt sur la frontière italo-suisse. Lors d’une conférence destinée à récolter des fonds il s’effondre, victime d’une crise cardiaque, à 55 ans.

L’exposition se tient jusqu’au 15.05.2011 au Musée de l’Élysée, après quoi elle circulera dans différents lieux de Suisse. Un livre - qu’on peut acheter en ligne sur le site du musée - est édité à cette occasion : Hans Steiner - Chronique de la vie moderne.

Notes:

[1] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 17 et suivantes

[2] C’est ses photographies de la guerre qui ont été les premières à avoir contribué à sa reconnaissance. Le musée de l’Élysée en avait fait le thème d’une exposition en 1989, peu après avoir acquis ce fonds.

[3] Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 171

[4] Je peux en témoigner en ce qui concerne la hauteur de vue. Mon premier appareil de photo « sérieux », un Exacta 1000, était muni d’un viseur sur dépoli. Cela change tout. Pour chaque prise de vue, on est amené à se poser la question du positionnement vertical, alors qu’avec une visée directe, à hauteur d’yeux, on le fait beaucoup moins. De plus, ce que l’on voit, ressemble déjà à une image bien délimitée. Mais cela, nous le connaissons aujourd’hui avec la visée sur écrans des appareils numériques.

[5] Raconté en détail par Philippe Kaenel et François Valotton, professeurs à L’UNIL, dans le livre Hans Steiner - Chronique de la vie moderne, p. 180

Béat Brüsch, le 24 février 2011 à 16.27 h
Rubrique: Voir de ses yeux
Mots-clés: Suisse , musée , photographe , recherche
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