Mots d'images


Dans un billet récent, André Gunthert nous fait part d’un phénomène nouveau qu’on pourrait bien appeler l’imputation de retouche. Il nous signale que le site PhotoshopDisasters a cru déceler une retouche là ou il n’y avait qu’un effet de miroir un peu pernicieux. Nous sommes tellement sensibilisés aux possibilités de retouches d’images que nous pensons en voir là ou il n’y en a pas !

Une autre controverse autour d’une retouche - pour l’instant non avérée - est relatée ces jours par The Online Photographer (ici puis ici) : on croit la déceler sur un portrait de Bette Davis figurant sur un timbre-poste. La main de l’actrice semble y tenir une cigarette qu’on ne voit pas (plus ?). La position de la main est très ambigüe. Sur un autre blog, celui de Roger Ebert, il y a pour l’heure, 226 commentaires provenant principalement d’internautes choqués de ce révisionnisme. Quelques-uns pourtant, remettent l’existence de la retouche en question et tentent de nous montrer des images proches de « l’original ». On cite même un déni de retouche de la part d’une porte-parole d’US Postal Service qui a émis ce timbre. Attendons d’avoir d’autres éléments...

Les cas de photos de fumeurs célèbres auxquels on a retiré la clope sont nombreux et ont défrayé la chronique. Ne rappelons, de ce côté-ci de l’Atlantique, que ceux de J-P Sartre ou d’André Malraux (ce dernier, pour un timbre-poste justement).

Mais ce qui me frappe ici, quelle que soit l’issue de cette histoire, c’est qu’on puisse parler de retouche à propos d’une image qui n’est PAS une photo ! Car il s’agit bien d’une illustration, « faite à la main » (à la peinture à l’huile). Certes, le portrait est réaliste et pourrait passer pour de la photo aux yeux de spectateurs pressés ou inattentifs. Mais un oeil exercé y trouvera tout de même des effets de rendu ou de texture qui ne ressemblent que de loin à de la photo. La plupart des détails de facture qui pourraient « trahir » la peinture sont rendus invisibles par une réduction de format d’au moins 5 à 10 fois la taille de l’original. Évidemment, cela donne à la reproduction une grande finesse qui peut faire illusion. Les illustrateurs n’ont pas le temps et la possibilité de faire de la peinture de chevalet. S’ils veulent être réalistes, ils doivent se documenter avec... des photos. Souvent ils en utilisent plusieurs et tirent le meilleur de chacune pour en faire une sorte de synthèse, un composite. Ces éléments sont ensuite rendus plus ou moins fidèlement à travers divers effets, eux-mêmes conditionnés par les techniques utilisées et la vision qu’en a l’artiste. Dans les procédés utilisables en illustration, on ne retrouve donc pas cette continuité mécanique du sujet jusqu’au support final, chère à certains théoriciens de la photo. Les « interventions » sont ici constitutives du média utilisé. J’ai pratiqué longuement le métier d’illustrateur et jamais, même pour les rendus les plus réalistes, je n’ai pu constater ne serait-ce que le début d’une attente de véridicité ou d’objectivité de la part d’une illustration. Les frontières entre les illustrations dessinées et les photos ont toujours été très claires.

Mais cela se passait à la fin du siècle passé ;-) Les perceptions auraient-elles changé depuis l’arrivée du numérique ? Il y a certes des glissements qui se sont produits, mais ils sont principalement observables en présence de techniques dites de réalité augmentée. L’imagerie produite au moyen des médias de peinture traditionnels ne devrait pas être englobée dans ce type de perception...

Revenons au portrait de Bette Davis. Il est l’oeuvre de l’illustrateur Michael J. Deas qui réalise ses portraits en peinture à l’huile, dans la plus pure tradition américaine d’un style d’illustration qu’on pourrait qualifier de « réalisme romantique » et qui pour nous, peut frôler quelques fois le kitsch. Pour réaliser ce portrait il s’est assurément procuré nombre de photos, dont probablement celle-ci. Si ce n’est le cas, cela permet au moins de voir le travail d’interprétation qu’on peut réaliser à partir de photos.

La main - ou sa position - pose un réel problème. Comment un professionnel de ce niveau a-t-il pu choisir cette posture sans voir l’ambiguïté qu’il mettait en place ? Cela semble trop gros. Je peux vous dire qu’avant de se lancer dans la réalisation d’un travail aussi besogneux, on peaufine soigneusement ses croquis, pesant tous les aspects, afin « d’assurer » une réalisation sans repentirs. Tous ceux qui connaissent Bette Davis savent qu’elle était une grande fumeuse et que cela est justement attesté par de nombreuses photos. Michael J. Deas aura probablement eu le souci de la représenter dans une posture typique, donc avec une cigarette. Mais les gardiens de la morale sont infatiguables et n’ont jamais peur de passer pour des idiots révisionnistes !

Au final, qui aura fait la retouche ? L’artiste sur sa peinture à l’huile ou un retoucheur sur des pixels ? Dans les 2 cas, pourrait-on qualifier cela de retouche ? J’ai bien peur que oui. Cela propulserait la peinture vers de nouvelles perspectives objectivistes ;-) Va-t-on bientôt reprocher à Léonard d’avoir inventé un sourire à la Joconde ?


Addenda du 27.10.2008:

L’illustrateur Michael J. Deas répond à Mike Johnston de The Online Photographer : « ...I can unequivocally state that in the original reference photo Bette was not smoking a cigarette. It just ain’t so...though looking at the position of her fingers I can see why people might think otherwise. » Lire la lettre ici...

Il affirme donc sans équivoque que dans la photo originale, Bette n’avait pas de cigarette. C’est la stricte vérité et j’en prends acte. Mais, cela nous l’avions déjà vu. Tout comme nous voyons aussi que ce n’est pas du tout la même main qui a servi de modèle... Ah, quand le doute s’installe...

Béat Brüsch, le 27 octobre 2008 à 18.07 h
Rubrique: A propos d’images
Mots-clés: illustration , peinture , retouche
1 commentaire:
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    Vers la fin de sa vie, Léonard de Vinci peignit un Saint jean Baptiste très ambigu, qui semble sortir de l’ombre et désigner le ciel avec un sourire étrange (VOIR le tableau). Il se trouve actuellement au Louvre à Paris. Les descriptions détaillées faites du vivant de Léonard ne citent jamais la présence de la croix dans le tableau, et si on la regarde précisément elle donne nettement l’impression de ne pas avoir été prévue dans le tableau, d’être une pièce rapportée. Cela permet toutes les interprétations. Renato Castellani dans son magnifique film sur Léonard prétend qu’après une longue vie d’un parfait rationalisme scientifique Léonard voyant la mort venir se serait tourné vers la croyance qu’il avait toujours reniée et aurait ajouté lui-même la croix ; mais Castellani est italien. D’autres supposent que cette croix a été ajoutée après la mort de Léonard pour enlever toute ambiguïté au tableau. Ça ne serait pas étonnant ; les musées sont pleins de tableaux qui ont été retouchés pour masquer des sexes gênants ou des symboles embarrassants, parfois par les peintres eux-mêmes. Pour ma part, connaissant un peu la vie de Léonard, vouée à la compréhension des mécanismes de l’univers, j’ai du mal à imaginer que cet héritier des grands savants de l’antiquité ait pu se réfugier à la fin de sa vie auprès des chimères de l’irrationnel. Une étude poussée de la croix nous le dira peut-être un jour.

    Envoyé par ostarc, le 27.10.2008 à 23.04 h
    En ligne ici